Ados et manga : la passion de la lecture

Observer un adolescent lire un manga relève du pur bonheur ! Jamais vous ne le verrez si concentré, si absent du monde qui l’entoure, investi totalement dans sa lecture et complètement silencieux. Tout son corps témoigne de cette concentration : le nez plongé dans le livre tenu très haut (car malgré ce format de lecture peu confortable et si éloigné de nos fameux albums 48CC, rapprocher les pages des yeux suffit à plonger dans le récit), le corps tétanisé par l’attention, les pages tournées à un rythme convulsif… Au cdi, l’espace bande dessinée-manga est souvent l’endroit le plus absolument silencieux. Jetons également un coup d’œil dans une librairie spécialisée ou dans une grande chaîne de magasin où on est autorisé à lire sur place (pour ne pas la citer, la Fnac), il n' y a qu'eux, ces lecteurs là, prêts à rester debout plusieurs heures, serrés les uns contre les autres, crispés sur leurs livres comme s’il était question de vie ou de mort ; peu importe l’inconfort de la position, le manque de lumière, le bruit autour, rien ne peut troubler les lecteurs de manga !

Les libraires les connaissent bien d’ailleurs ces fidèles ados, ceux qui viennent plusieurs fois par semaine, tous les samedi et même les jours de classe, obstruant les rayons ou les allées, impassibles et tenaces. Ces libraires avouent même avoir l’impression d’être devenus des dealers, tant il leur semble que le comportement de ces lecteurs relèvent de l’addiction ! Oui, il est possible que certains lecteurs soient accros au manga comme d’autres peuvent l’être à des produits plus pervers ou nocifs. Mais cette pseudo dépendance relève plutôt de la recherche impatiente du plaisir de lecture et a priori n’entraîne pas de problème physique, psychologique, relationnel, familial, ou social…! J'entends déjà d'ici certains vociférer contre les effets néfastes de la lecture des manga sur le bon développement supposé de nos jeunes, que l'on se rassure; pour l'instant, rien n'est prouvé ! Pour faire court, un lecteur de manga n'est pas un serial killer ni un pervers sexuel en puissance ! Evitons absolument de considérer et d'évaluer le phénomène manga par ses aspects marginaux ou fantasmés, comme c'est trop souvent le cas (ce qui aboutit à des clichés aussi crétins que faux du type : les mangas sont tous violents, la société japonaise est folle et déviante, etc…)

On le voit, le lecteur fan de manga, en tant que sujet observable, est souvent caractérisé par des termes qui mettent l’accent sur son comportement excessif, pointant un état où la dépendance et la coupure avec le monde réel prédomineraient. Les registres utilisés pour le qualifier relèvent de la maladie (virus, contaminé ; d’ailleurs le Virus manga a été le titre d’un magazine de critiques et d’informations sur le manga), soulignant particulièrement le comportement boulimique du lecteur (frénésie, appétit, « avaler une série »…) ainsi que son état de dépendance (drogue, consommation, besoin, accro…) et de retrait du monde réel.

Pourtant, on le verra, la lecture de manga engage souvent chez l’adolescent un processus d’appropriation intime très forte (d’un titre ou d’un univers) qui a bien des aspects positifs. Le manga en effet suppose une lecture active tant dans le déchiffrement de ses images et de ses codes que dans l’investissement nécessaire à toute fiction, c’est une lecture active et ludique (qui peut d’ailleurs réconcilier avec le livre et la lecture de façon plus générale) et qui engage son lecteur dans une démarche socialisée, bien plus importante que n’importe quelle autre type de lecture.

Les ados sont les plus gros lecteurs de manga

Lire au Lycée Professionnel (n° 50, printemps 2006) a mené une enquête auprès des CDI de LP pour tenter d'évaluer les pratiques de lectures autour du manga, dont vous trouverez les résultats à l'adresse suivante (http://www.weblettres.net). L'échantillon de réponses étant faible (une vingtaine d'établissements ayant répondu), l'enquête n'est pas représentative d'un état des lieux des manga dans les CDI et ne peut établir un profil fiable du lecteur de manga, même s'il en dresse quelques tendances. Néanmoins, l'enquête rappelle judicieusement que notre public scolaire, né grosso modo dans les années 1990, a grandi en même temps que le manga s'épanouissait en France et de ce fait, il en a digéré parfaitement les univers graphiques et les codes culturels. Il représente également toujours la tranche d'âge la plus lectrice de manga. Car le lectorat qui a assuré le succès du manga en France, même s’il s’est considérablement élargi depuis quelques années à un public plus âgé et à un public féminin, est et reste le public adolescent. La tranche d'âge court sur les années collège et lycée, et ce depuis l'introduction du manga en France, ce qui prouve un renouvellement constant de ce lectorat, renouvellement parfaitement et sciemment entretenu par les différentes stratégies éditoriales (réédition permanente de titres cultes, séries soutenues par les versions anime à la télévision, réédition de titres en fonction de l’actualité cinéma…) Les palmarès des ventes de manga ces dernières années témoignent de cette assiduité des adolescents. En effet, les titres manga les plus vendues en France sont majoritairement des shônen manga qui s’adressent à un public de 11-15 ans (Naruto, Dragon Ball, One Piece, Fullmetal Alchemist, Samouraï Depper Kyo, Shaman King, Fruits Basket). Au passage, signalons que si les tirages sont importants (en 2006, 130.000 exemplaires pour Naruto), ils restent néanmoins bien loin des chiffres des grosses séries franco-belges (le tome 11 de Titeuf : 1.800.000 ex. ; le volume 2 de Lucky Luke de Laurent Gerra : 650 000 ex. ; Lanfeust des étoiles, T. 6 : 300. 000 ex.). Et même si les séries manga sont plus prolifiques (avec des sorties plus rapprochées des volumes), leurs chiffres de ventes cumulées restent en deçà des ceux des grosses séries françaises (la série Naruto, au 31/7/2006 a été tirée tous volumes confondus à 3 175 000 ex.). La dynamique des séries qui capte un public fidèle est une dominante du marché de la bande dessinée qui n’est pas propre au manga. Et le manga même s’il est omniprésent sur le marché de la bande dessinée française est loin de l’avoir détrônée…

Comment et où se procurer sa dose de manga ?

L'adolescent fan de manga se procure des livres auprès de ses pairs avec qui il échange beaucoup, également en librairie où il lit sur place mais parfois aussi achète ! Le prix de vente moyen du manga (autour de 6 euros) beaucoup plus attractif que celui d’un album de bande dessinée (9 euros pour une bande dessinée jeunesse, 10.50 pour un album adulte) s’adapte mieux au porte monnaie adolescent. Les Cdi, en général faiblement ou inégalement dotés, de même que les bibliothèques publiques, répondent ponctuellement à cette demande croissante. (D'où l'intérêt éventuel de constituer des clubs manga pour favoriser et enrichir ces échanges).

Les accros

Le lecteur de manga est rarement un néophyte (ou alors il ne le reste pas longtemps !) ou un lecteur occasionnel, qui lirait de temps en temps un album pour se distraire, comme peuvent l’être certains lecteurs de bande dessinée. Le lecteur de manga est souvent un fan. Avide et boulimique, plus il en lit, plus il doit en lire. Il n’est pas a priori fâché contre la lecture en général et ne rejette pas forcément d’autres types de lectures, en particulier la littérature de genre (polar, SF, fantasy). Mais tant qu’il peut trouver de la lecture fraîche de manga –et en particulier ses séries cultes ou son auteur fétiche – il ne pourra s’en détourner. On différenciera d’ailleurs le fan d’une (ou deux) série(s), en général de shônen (Dragon Ball, Naruto, One Piece) incapable de passer à une autre série et s’immergeant dans l’univers proposé de la série culte grâce à tous les produits dérivés tirés de ladite série (animé, goodies, jeu vidéo…) du fan pluri manga, lecteur plus mature, plus avide de sensations et de surprises de lectures. Pour le premier, tout ce qui ne lui rappelle pas son manga préféré n’est même pas digne de porter le mot manga. La passion est intense mais peut être passagère, liée à l'âge du lecteur. On peut penser que si certains peuvent rester bloqués un certain temps sur leur série culte, la plupart passeront naturellement à la deuxième catégorie de lecteur. Celle-ci, plus ouverte, se prêtera volontiers à l’aventure, pour peu que des filiations à partir de séries fétiches soient possibles, filiations thématiques (SF, fantasique..) ou graphiques. Les accros du manga ne se trouvent pas nécessairement chez les adolescents : certains vrais fans (issus de la première génération des RécréA2 et des Club Dorothée) sont âgés de plus de 30 ans…et se situent plutôt dans cette seconde catégorie de passionnés du manga. Leur comportement sera peut être plus raisonnable vu de l’extérieur, ou plus discret, ils n’en seront pas moins des lecteurs très réguliers de manga. En général parfaitement au courant des dates de sorties du volume de sa série préférée, car surfant sur les sites des éditeurs et autres forums où il échange de furieuses discussions autour de ses titres préférés, le lecteur fan de manga est une espèce particulièrement redoutée du libraire : présent à l’heure de l’ouverture de la librairie le jour J de la parution du volume de sa série préférée, il piquera une crise de nerfs si le titre attendu n’est pas arrivé. Les éditeurs qui ont le malheur de ne pas tenir les dates annoncées sur les sites ne seront pas non plus épargnés via Internet. Ce lecteur est parfois tellement avide et en manque (du titre recherché et attendu) qu’il n'aura aucun scrupule à le télécharger et lira sur écran les pages prépubliées ou illicitement scannées par la confrérie des impatients du manga qui s’adonne à la scanlation*.

Si en France, certains fans de mangas et d'animés aiment se définir par le terme d'otaku* (sur les forums ou dans les conventions), c'est plutôt une tendance mode, pour se démarquer des amateurs quelconques de manga et pour mettre en évidence leur appartenance à un cercle d'initiés et leur statut de fin connaisseur... Car le phénomène des manga otaku est quasi inexistant en France et en aucun cas ne peut servir de problématique significative concernant nos lecteurs de mangas. (Un article est consacré au sujet dans Animeland, numéro 130, Avril 2007). De même, l'association communément entretenue entre lecteur de manga et fan d'anime due effectivement aux univers communs et aux liens étroits que manga et animation entretiennent ne doit cependant pas nous faire confondre ces moyens d'expression et les pratiques qui y sont liées.

Notes

Scanlation : Pratique illégale qui consiste à traduire un manga a priori non édité dans le pays, dont on met la traduction online via des pages scannées.

Otaku : Le terme qui au départ désigne une personne se consacrant passionnément à un hobby a acquis une connotation péjorative désignant un phénomène constaté chez des personnes s’isolant pour ne pratiquer que leur passion monomaniaque, en particulier dans le domaine du jeu vidéo ou informatique…. Mais n’oublions pas que de véritables communautés otaku qui se créent autour de passions communes permettent la constitution d’associations et la promotion de cette passion lors de manifestations tout à fait ouvertes aux autres. Otaku n’est pas forcément synonyme de marginal replié sur lui-même et coupé du monde.

Anime : prononcer « animé ». Transcription japonaise de la prononciation anglaise du mot animation. Désigne les films d'animation ou les dessins animés produits au Japon, incluant des films qui ne sont pas forcément inspirés de manga. Concerne aussi bien les séries télévisées, les OAV que les films. On utilise également les mots japanime ou japanimation.

Culture adolescente et manga

Lire des manga, c’est d’une certaine manière se positionner « contre » : contre les valeurs parentales, contre les prescriptions éducatives, contre le consensus médiatique dominant anti manga. C’est aussi se différencier en lisant des livres marginaux, au format distinct et au sens de lecture inversé, tout en recherchant un « autre », un « ailleurs », un exotisme cristallisé dans une certaine vision du Japon.

Etre fan de manga, ce n’est pas seulement se ménager un « temps pour soi », ce temps que la lecture de bande dessinée a toujours offert aux adolescents et aux enfants, qui est un moment de liberté permettant d’échapper aux obligations de lecture scolaire ou parentale. C’est aussi pouvoir être « entre soi ». Car le manga offre paradoxalement en plus de cette passion intime du lire pour soi, temps de lecture solitaire et à part, un temps « pour et avec les autres », de forte sociabilité, favorisant l’échange verbal entre lecteurs, l’échange de livres entre propriétaires de volumes, et l’échange social lors de rassemblements dédiés au manga.

En effet, inspirés par les pratiques japonaises, les fans de manga amplifient ce sentiment d’appartenance à une tribu d’initiés en participant à des conventions et autres salons manga (où se déroulent les très attendus cosplays*), permettant de partager collectivement cette passion dans une ambiance festive.

Etre fan de manga, c’est donc bien faire partie d’une tribu, d’un groupe avec ses codes et ses repères, ses valeurs spécifiques, ses rituels et ses activités d’échange. Cette notion de tribu, de corporation de lecteurs, les éditeurs savent particulièrement l’entretenir et la stimuler par des formes d’interactivité et de communication (empruntées aussi au modèle japonais), de fan club (courrier des lecteurs, jeux, dessins à envoyer, notes d’informations sur les auteurs ou la vie contemporaine japonaise) ainsi que par toute une connivence entretenue sur leurs sites Web respectifs (espace des dessins des lecteurs, chat, forum, sorties et actualités, foire aux questions..)

Cette relation de complicité est aussi entretenue directement par les mangaka dans leurs pages. En effet, ceux-ci n’hésitent pas à apparaître dans les marges même des récits, soliloquant, donnant leur point de vue sur les personnages en pointant leur incompétence ou leur ridicule, s’interrogeant sur leur motivation, leur donnant même la parole en coulisses… Clins d’oeils, confidences personnelles loufoques, auto-parodies à destination du lecteur, tous ces textes écrits dans les marges des récits ou dans des pages annexes entretiennent cette familiarité qui donne au destinataire toute son importance de lecteur, à la fois en tant qu’individu et en tant que membre d’une communauté. Cette relation intime et multiforme nourrie avec les lecteurs est probablement très appréciée de nos adolescents. Elle les réassure en tant que lecteur et en tant que membre d’une communauté plus vaste qui s’élargit ici à l’international.

On le voit, la lecture intensive de manga et les pratiques qui y sont liées permet de se singulariser tout en s’intégrant dans un groupe choisi, c’est un comportement en symbiose parfaite avec l’état d’adolescence. Il est clair que la lecture de manga fait désormais véritablement partie de la culture adolescente, comme d’autres pratiques ou comportements (langage, mode vestimentaire, musique…) qui participent à la construction d’une personnalité culturelle et au sentiment d’existence sociale. « Les mangas aident les jeunes à définir un territoire et répondent au besoin d’autonomie, ancré dans les pratiques ludiques et gratuites » (Qui sont les lecteurs et les fans de manga ? / Sandrine Monllor, Lecture jeune, n°118)

Note Cosplay : contraction de Costume Player, sorte de défilé festif où l’on propose aux fans de se déguiser en leurs héros préférés de manga et où des prix sont attribués aux déguisements les plus réussis. La Japan Expo rassemble ainsi chaque année des milliers de fans.

Pourquoi les ados sont accros au manga ?

Nous avons déjà tenté d’analyser ce qui fondait l’attrait du manga pour les adolescents et nombreuses sont les publications à en faire leur sujet d’étude ou d’étonnement (pour en savoir plus sur le sujet : Lire au LP, n°50, Printemps 2006 : Manga ; Lecture Jeune, n°118, juin 2006 : Culture manga.)

Pour résumer ici, les armes du manga résident tant dans le fond que dans la forme, dans la diversité des thématiques que dans les formes de narration. Bien plus que des récits violents ou guerriers, les shônen manga engagent souvent une réflexion sur la personnalité et les motivations de personnages, plutôt présentés comme des antihéros, vulnérables et humains, que comme des superhéros. L’exploration de cette recherche d’identité inhérente au shônen, récit de formation et d’initiation par excellence, concilié à des modes de narration et des codes graphiques spécifiques est à l’origine de cet engouement des adolescents pour le manga.

La découverte de l’Autre, la perte de la conscience et le retour sur Soi

La forme feuilletonesque du manga (rappelons que les récits sont pratiquement tous originellement conçus pour la prépublication en magazine au Japon) favorise une fidélisation du lecteur ainsi qu’un fort investissement et engagement dans le processus d’appropriation du récit. Une des caractéristiques les plus évidentes de la forme feuilletonesque du manga est le développement de la psychologie des personnages, plus développée que dans la bande dessinée européenne… Suivre pendant des centaines de pages le même personnage qu’on voit évoluer, dont on suit les démêlés et les bonheurs, avec lequel on va s’émouvoir ou s’attrister… permet cet attachement du lecteur. Cette focalisation sur un ou des personnages, liée au système de publication en feuilletons dont la continuité est garantie par l’apparition régulière des mêmes figures, permet au manga de développer une des ses principales préoccupations : mettre en scène l’homme dans son quotidien, rendre compte de son intériorité et de la complexité de son intimité psychologique. C’est pourquoi on parle souvent à propos du manga de centralisation sur les personnages, au sens où le récit repose entièrement sur le héros mis en scène (alors qu’en France, le thème du récit est souvent perçu comme primordial).

L’immersion dans un autre monde

Pour de nombreux fans, la lecture de manga permet une mise en suspens du monde réel pour une immersion totale dans un monde fictif qui est si intense qu'il devient plus réel, plus intensément perçu, que la réalité. Cette plongée dans cet « ailleurs » est souvent associée à la perte de sa propre conscience. Le lecteur prend plaisir à la perte de soi, à s’oublier… pour entrer en empathie avec son personnage ou l’univers proposé.

Le manga aime d’ailleurs faire table rase, désorienter son lecteur, brouiller les repères en lui proposant un monde où les valeurs habituelles n’ont pas ou plus cours ; les personnages sont souvent paumés, destabilisés dès le début des récits et vont devoir affronter des séries d’épreuves pour lesquelles ils ne sont pas du tout préparés. La projection du lecteur, et à plus forte raison du lecteur adolescent, n’en est que plus efficace.

Mais à cette mise entre parenthèse du moi n’est que temporaire et contractuelle. Elle s’accompagne en fait d’une plongée dans l'intime. Selon Gaëlle (22 ans, étudiante) : " quand je lis un manga, je peux avoir les mille soucis de la terre, j’oublie tout. C’est complètement intense, indéfinissable. Quelque chose qui me fait planer. J’ai l’impression de me retrouver. C’est l’une des seules raisons de bonheur dans ma vie "(Réf.1)

Exagérant ou exacerbant des situations de vie, exaltant les sentiments, les manga renvoient souvent les lecteurs à eux même (comment aurai-je moi agi dans cette situation ?) tout en leur proposant des solutions variées à travers une galerie de personnages différents. « Les manga sont le lieu d’expériences multiples de vie par procuration, aux effets réflexifs, émancipateurs, voire thérapeutiques ». "(Réf.1)

Le shônen manga qui pose le défi constant des limites humaines et engage au dépassement et à l’accomplissement de soi met en scène des héros qui sont en perpétuelle évolution et dont les victoires sont d’abord intérieures. Traversé par les valeurs morales traditionnelles du Japon (loyauté, persévérance, sens de l'honneur...), le shônen manga peut être appréhendé comme une perpétuation de l'esprit national nippon fondé sur l’espoir social et l’épanouissement individuel mais aussi comme un guide pragmatique de philosophie personnelle toujours en cours.

Les manga tout en proposant une infinité de voyages ramènent sans cesse le lecteur sur lui-même. Et tente de répondre à ses principales interrogations sur la vie. Car il est vrai que la plupart des mangas propose toujours en filigrane cette double problématique : « qu'allons-nous devenir ? » et « comment être heureux ? », questionnement qui porte à la fois sur l'avenir de l'humanité comme sur le sien propre et qui montre la capacité de ce média de toucher au plus intime de l’individu, de l’interpeller de façon pragmatique en le plaçant au coeur de toutes les réflexions qui touchent au politique, au social, à la science et au développement technologique et au delà, à la philosophie et à la spiritualité.

Le manga offre une lecture active et transformatrice, qui favorise une réintégration de l’identité du lecteur, qui lui donne une importance à la fois en tant que lecteur, décrypteur de textes et d’images, interprétant et donnant du sens au récit mais aussi qui le réassure comme individu, en tant qu’être humain pris dans son individualité, ici et maintenant, tout en étant au centre d’un réseau de relations sociales.

(Réf.1 http://www.forumdesforums.com/modules/news/article.php?storyid=89, commentaires sur une enquête réalisée par une étudiante entre 1998 et 2000, à partir d’entretiens directs et téléphoniques et de questionnaires semi-directifs, auprès de 120 lecteurs réguliers de manga, âgés de 12 à 35 ans)

Mais qu’est ce que la lecture de mangas a de si particulier ?

Le manga de par ses codes narratifs induit une lecture spécifique qui a des points communs bien sûr avec la lecture de bande dessinée (en tant que mode d’expression dont le langage est fondé sur une succession d’images séquentielles) mais qui a aussi ses caractéristiques propres, issues de sa forme feuilletonesque. Ainsi, le manga va pouvoir proposer par ses spécificités de mise en page et ses codes graphiques une lecture très rythmée et dynamique, source d’intense jubilation de lecture.

Démultiplication des images, décomposition de l’action

La convention essentielle de la bande dessinée est que la frontière qui sépare chaque case (par un blanc ou un trait) représente du temps. Ce temps peut être particulièrement court voire même inexistant dans le manga, favorisant des effets de décomposition de l’action, d’élasticité temporelle et d’accélération de la lecture qui permettra de jouer sur des rythmes de lecture particulièrement contrastés.

La grande caractéristique du manga est son découpage analytique –« décompressé »- qui se traduit en terme de multiplication d'images et de réduction de l’ellipse temporelle. C’est la longueur autorisé du récit en feuilleton qui permet de développer un nombre important d’images qui étirent le temps de la narration et qui permettent une décomposition minutieuse de l’action. Les images détaillées et multipliées d’une même scène créent une ambiance de temporalité continue ou ralentie qui rapproche le lecteur du personnage, comme si le temps du lecteur en coïncidant avec le temps du personnage les unissait. Le lecteur est alors porté par la fluidité des images qui sont raccord entre elles, tous les indices visuels confortant cette lecture sans accroc. Le fait que des actions anodines soient également rapportées avec la même minutie accentue cette complicité. Dans de nombreux mangas, l’auteur prend le temps de se « perdre » en considérations annexes, de faire des digressions, de présenter les menus détails de la vie quotidienne et les pensées de son personnage.

Par contraste, succédant à ces scènes de dilatation temporelle, qui favorisent de nombreuses digressions qui apportent plus de renseignements sur la personnalité d’un personnage qu’elles ne font progresser le récit lui-même, certaines scènes traitées de façon beaucoup plus compressée ou elliptique paraissent accélérées et acquièrent une plus forte intensité. Ainsi, on a pu parler de découpage analytique et de capacité de dilatation ou de contraction du temps du récit dans le manga.

Juxtaposition des images, suspension de l’action

L’autre grande caractéristique du manga, c’est que plus les images sont nombreuses pour détailler une scène, plus cette notion de temps et d’enchaînement chronologique des images s’estompe. Le lien qui relie les images ne paraît plus être celui de la succession temporelle. Les images qui s’offrent au lecteur sont comme les bribes éparses d’une même grande image fragmentée. Mac Cloud dans son essai L’art invisible démontre que le manga à l’opposé de la bande dessinée américaine ou européenne est la seule à utiliser autant ce dispositif d’enchaînement des images de « point de vue à point de vue ». Ce procédé qui évacue la notion de temps « promène le regard sur différents aspects d’un endroit, d’une idée, d’une atmosphère. […] De ces juxtapositions qui servent à créer une atmosphère contemplative, le temps semble s’arrêter » (p.79)

Ainsi, un même instant très bref peut être montré ainsi sous plusieurs aspects, sous plusieurs angles, assumé par des points de vues divers, provoquant un décomposition de l’action et des effets de ralenti, voire de suspension du temps. Et en figeant ainsi l’action, le mangaka en démultiplie les effets.

Il résulte de ces effets de multiplication des images et de dilatation temporelle un rythme de lecture particulier. Le lecteur va être littéralement happé par ce type de narration qui le laisse dans un suspens permanent. Et sa lecture s’accélère comme pour trouver l’issue de cette action suspendue. (Remarquez la rapidité avec laquelle un lecteur plongé dans un shônen manga peut tourner les pages, ce n’est pas qu’il ne lit pas ; au contraire, il est dans une lecture profonde et enthousiaste !) C’est que cette narration dynamique en images induit rapidité et excitation de lecture.

Mise en page éclatée

Ce découpage décompressé ou suspensif va favoriser une très grande variété d’échelles de plans, de cadrages et de points de vues : une même scène peut être vue simultanément de plusieurs endroits (distance, hauteur, angles de vue) et/ou par plusieurs personnages. Les cadrages, la taille des plans, les angles de vue et les points de vue vont alterner à un rythme soutenu, surtout dans le shônen. Les cadrages sont volontiers dramatiques, cherchant toujours l’angle de vue le plus exagéré visuellement qui va traduire au mieux l’effet recherché. La planche de manga composée très librement jouera naturellement sur la quantité, la taille et la forme des cases. La mise en page apparaît souvent “ éclaté », échevelé, très loin du sage “ gaufrier ” hergéen. Les cases dans le même récit peuvent être trapézoïdales, triangulaires, étirées en longueur ou en largeur, à bords perdus, pleines pages ou étalées sur des doubles pages… et s’imbriquent dans toutes les positions. Cette variation des cadres associée à une diversité des cadrages n’est pas sans incidence sur les impressions et la perception du temps que peut avoir le lecteur.

Les codes graphiques du manga

Dans le manga, l’expressivité des images prédomine sur la vraisemblance. L’idée est que le dessin, plus expressif que virtuose, doit se mettre au service du récit. Un bon mangaka se définira plus volontiers comme un conteur que comme un artiste. Sa recherche et son travail porteront sur l'efficacité narrative et l'expressivité plutôt que sur le réalisme ou l’esthétique. D’où l’exagération graphique, les déformations et métamorphoses des personnages et tout l’arsenal de codes idéographiques, symboles et raccourcis graphiques qui accentuent le pouvoir émotionnel et la signification des dessins. L’importance et la variété des onomatopées et des trames d’arrière plan participent également comme ces codes à l’explicitation et à la lisibilité des images. Le lecteur de manga connaît et apprécie cette grammaire particulière souvent cocasse et extravagante qui stimule ces capacités d’observation et d’interprétation. Car, conçus au gré de l’inventivité des mangaka, certains codes sont très courants et usités (la veine de colère, la goutte de gêne…etc) mais peuvent aussi être détournés ou parodiés à l’envi. Ce qui permet de redoubler les clins d’œil et les références. Tous ces effets de connivence et de complicité appréciables par un lecteur averti redoublent l’aspect jubilatoire de la lecture. Ces spécificités qui peuvent apparaître rédhibitoires pour le grand public sont justement ce qui fait le sel des initiés et constituent une partie de leur plaisir de lire.

Les incidences du phénomène manga sur le marché de la bande dessinée

Depuis dix ans, des milliers d’adolescents en France ont été séduits par le manga. Cet intérêt visible dans le succès des ventes (une bande dessinée sur trois vendues est un manga) n’est pas resté sans incidence : le marché de la bande dessinée en a été considérablement modifié. Les options éditoriales ont été bouleversées : les mangas ont en effet favorisé l’apparition dans le monde de la bande dessinée d’une variété de formats (en particulier le poche souple). En bouleversant le sacro-saint calibrage d’albums, le 48CC, les mangas ont offert la possibilité à des récits de se développer avec ampleur, sur des centaines de pages tout en mettant en avant les atouts de la notion de série et de feuilleton. Toutes ces caractéristiques ainsi que le choix du noir et blanc (qui était censé rebuter autrefois les jeunes lecteurs) ont permis de donner un visage plus diversifié à la bande dessinée. Ces options ont aussi été parallèlement mises en avant par la bande dessinée alternative ou « la bande dessinée d’auteurs » qui a développé depuis une dizaine d’années cette même forme de modernité et de variété physique et narrative. (Il est d’ailleurs étonnant de constater que ces deux courants si différents de la bande dessinée ont participé à développer les mêmes options : le noir et blanc, l’allongement de la pagination, la variété des formats…)

L’autre grande influence notable, liée au formidable enjeu économique que représente le manga sur le marché de la bande dessinée en France, est la volonté à présent d’auteurs et d’éditeurs de faire du manga français ou de l’euromanga. Un manga qui aurait le goût et l’apparence d’un manga mais qui serait conçu et réalisé en France par des français (ou en Europe par des européens). (Cf. article Intercdi n° 205). Tant il est vrai que pour certains, il n’est plus possible de concevoir désormais la bande dessinée sans prendre en compte certaines techniques ou thématiques inaugurées par le manga.

En tant que phénomène social et culturel, le manga a été parfois comparé au phénomène rock dans la culture des sixties, pour son caractère contre culturel et son aspect micro-culture adolescente. S’il est tant plébiscité par les adolescents, c’est qu’en engageant une lecture participative et émotionnelle, en permettant une mise en scène mentale de leurs propres désirs, il suscite ou prolonge leurs interrogations et nourrit leurs attentes émotionnelles. De par son attachement à raconter le quotidien et aussi par le fait qu'aucun sujet ou thème n'y est a priori tabou, la bande dessinée japonaise explore bien plus de problématiques que n'importe quelle autre bande dessinée et propose des réflexions essentielles à partir de fictions qui se veulent divertissantes et qui touchent à tous les genres de récit. Par son ton fantaisiste, son humour, ses spécificités graphiques, le manga stimule une lecture ludique et jubilatoire, propre à séduire un jeune public.

Pour plusieurs générations d’enfants et d’adolescents, le manga a permis de créer une relation de désir et de plaisir dans l’acte de lecture, lien parfois inexistant ou tout simplement perdu. Dans un monde où tout un chacun se plait à rappeler le manque d’intérêt des jeunes pour la culture écrite au profit des images animées, le manga peut apparaître comme un des derniers remparts de la lecture et de la culture du livre. Et sa narration toute graphique ou visuelle n’enlève rien à cet aspect. Le manga n’est pas non plus coupable, comme on lui reproche souvent, de détourner les jeunes de la bande dessinée franco-belge. Celle-ci a toujours un public important et ne peut que sortir revigorée de cette « compétition ». Le manga est tout simplement un livre avec des spécificités qui peuvent être considérés comme autant de passerelles royales vers l’imaginaire, vers la lecture de l’image comme de l’écrit.

En face de cet engouement des jeunes pour le manga, il ne faudrait donc pas réagir par le rejet, le mépris ou l’indifférence ; en tant que professionnels du livre il nous faudrait plutôt mieux connaître la variété et la richesse de cette bande dessinée pour aider nos lecteurs à enrichir leur culture.

Article paru dans Intercdi N°208, été 2007