Rencontre avec Marguerite Abouet, Aya de Yopougon

Dans le cadre d’un projet consacré à la bande dessinée intitulé Une Case en Plus (*), les élèves de 2nde professionnelle (du Lycée professionnel Washington, Le Mans) ont été amenés à travailler sur le volume 1 de Aya de Yopougon. Nous avons invité Marguerite Abouet, scénariste de cette série pour une rencontre avec les élèves qui s’est avérée extrêmement chaleureuse et enrichissante. Voici la retranscription de l’interview qu’ils ont menée en mars 2009 et qu’ils ont souhaité présenter avec cette approche thématique, selon 4 axes (Marguerite, sa vie, son œuvre ; Marguerite et son dessinateur, Aya l’album et Abidjan).


Marguerite, sa vie, son œuvre !
Avez-vous de la famille en Côte d’Ivoire ?
Oui, j’ai toute ma famille encore en Côte d’Ivoire : mes parents, une grande sœur avec ses deux enfants. J’y vais encore au moins une fois par an, ils sont toujours à Yopougon !
A quel âge avez-vous décidé de devenir auteur et pourquoi ?
Moi, je n’ai jamais voulu devenir auteur, ça m’est tombé dessus comme ça ! J’étais assistante juridique ! Mon truc, c’était de raconter des histoires. Aux enfants que je gardais, je racontais des tas d’histoires, que je chassais des lions avec mon grand-père ! Et puis, on me disait : tu sais, Marguerite, tu racontes bien les histoires, pourquoi tu n’écris pas ? C’est comme ça que l’écriture m’est tombée dessus ! C’est pas vraiment parce que j’adorais ça ! Aujourd’hui je prends vraiment plaisir à écrire… Donc, j’ai commencé à vraiment écrire en 2004. Avant, c’était des petits gribouillages. Je vivais dans une chambre de bonne avec une vieille télé, pas beaucoup d’argent pour sortir et c’est là que j’ai commencé à écrire mes souvenirs d’enfance, pour ne pas les oublier puis ensuite les petites choses qui m’arrivaient. Ce n’était pas vraiment une passion pour moi d’écrire à ce moment là mais plutôt une thérapie !

Pourquoi êtes-vous partie d’Abidjan et d’Afrique ?
Moi, je n’ai jamais voulu venir en France ! Je vivais bien avec mes parents en Afrique, j’étais la dernière de 3 enfants, la plus gâtée ! Je passais mon temps dans la rue, à jouer au foot, à me bagarrer avec mes copains, c’était vraiment une belle vie ! Et là, j’ai un grand oncle maternel qui vivait à l’époque à Paris. Quand il venait à Yopougon, il me voyait dans les rues qui traînait en culotte. Il me disait : « qu’est ce que c’est que ça ! Les enfants à Paris ne trainent pas dans la rue, à moitié nus ! Marguerite, elle va mal finir !! Faut pas qu’elle reste là ! » Et quelques mois après, il a demandé à ce que je vienne vivre à Paris. Mes parents ont dit bien sur ! C’est génial la France ! Elle fera de grandes études, pour devenir quelqu’un, pour devenir très riche ! Les gens pensent souvent à tort que la vie est plus facile ici ! Et moi, on ne m’a pas demandé mon avis. Et il faut bien que vous compreniez que tout le monde n’a pas forcément envie de venir vivre en France ! Et donc, je me suis retrouvée à Paris comme ça, à 12 ans ! Et sans mes parents, en plus…

Comment s’est passée votre arrivée en France ?
Quand je suis arrivée en France, j’étais très déçue. Pour moi, tous les blancs devaient ressembler à Rahan ! On m’avait raconté qu’il faisait tellement froid à Paris que le pipi gelait et qu’il fallait toujours avoir un bâton avec soi pour chasser les ours ! Et quand je suis arrivée à Paris, il faisait très chaud ! Au début, c’était un peu difficile, on me reprochait mon accent ! En plus, on m’appelait la Tour Eiffel, parce que j’avais de longs cheveux que j’attachais en hauteur ! Pour me faire des amis à l’école, je racontais toujours des histoires, la chasse aux lions, le serpent qui m’avait mordu… Tout le monde voulait être ami avec moi, j’avais du succès ! La seule avec qui j’ai eu des problèmes était une fille noire, elle disait aux autres : « ne jouez pas avec Marguerite, elle va vous noircir ! »
Au début, j’étais choquée par des choses, des gens qui s’embrassaient dans le métro par exemple ! Quand on arrive d’un autre pays, on découvre d’autres mœurs. Il faut le temps de s’adapter !

Etes-vous contente de votre œuvre ?
Oui, même si on ne sait pas au départ si cela va marcher… On se demande : est-ce que des histoires de petits africains dans un petit quartier, ça va intéresser les gens ? Et puis, quand on reçoit le prix du premier album à la sortie du tome 1 (Angoulême), on se dit ouaouh ! Là, on commence à réaliser un peu qu’on a du succès. Et puis surtout, on vous invite à New York, et là, il y a une limousine qui vient vous chercher avec un chauffeur ! Et ensuite, Salman Rushdie vous salue en disant en anglais « j’aime ce que vous faites » et vous répondez timidement « Me too...» ! Alors, on se dit peut-être je vais rencontrer Brad Pitt ! On m’invitait partout ! Aya est traduit en 12 langues, il y a des étudiants qui travaillent dessus, qui en parlent… A un moment, on commence effectivement à prendre un peu la grosse tête. Alors, vous vous mettez au travail pour le tome 2 et on vous dit : il doit être meilleur que le 1. Et là, ça devient beaucoup plus stressant. Et je le suis de plus en plus au fil des tomes…

Et vos parents, que pensent-ils d’ Aya ?
Ils sont très fiers de mon succès. Mon père a photocopié le premier article paru sur moi et l’a distribué à tout le quartier ! Ils croient tous que je suis milliardaire ! Je lui ai dit d’arrêter ! Après, ils vont tous me demander de l’argent ! Ce qui est important pour eux, ce n’est pas tant ce que je raconte de la vie en Afrique. Ce qu’ils voient plutôt c’est qu’une ivoirienne a remporté un prix en France, elle a battu tous les blancs qui étaient là, c’est une réaction très patriotique !

Quels points communs y a-t-il entre vous et le personnage d’Aya ?
Aya, j’aurais pu être elle si j’étais restée en Afrique, elle incarne un peu les valeurs de mes parents. Mais prenez plutôt les 3 filles du récit, Aya, Bintou et Adjoua, prenez leur meilleur côté, mélangez et c’est moi ! En fait, je suis plutôt la petite sœur d’Aya, Akissi ! Celle qui fait plein de bêtises avec ses copains et ses copines, Aya est trop sage…

Quelles sont vos autres œuvres et vos projets ?
Je participe à une bande dessinée intitulée « Le tour du monde en bande dessinée» chez Delcourt. Je travaille sur « Bienvenue », un nouveau titre (toujours dans la collection Bayou, prévue en 2009) qui raconte l’histoire d’une jeune fille (blanche !) à Paris. Bienvenue, c’est son prénom car elle est née un 30 octobre… J’ai aussi un projet de scénario à la télévision (un Desesperate Housewives africain !). Je vais aussi réaliser Akissi, l’histoire d’une gamine ivoirienne (la petite sœur d’Aya), destinée aux plus petits, que j’avais imaginé en fait avant Aya (mais Gallimard qui était en train de créer sa collection ado préférait une héroïne plus âgée, d’où Aya !) et qui sera dessiné aussi par Clément Oubrerie. Et puis, je supervise le film Aya qui va sortir en dessin animé, je suis réalisatrice.
Je m’occupe d’un projet qui me tient très à cœur : une association Des livres pour tous, montée il y a un an pour aider à la création de bibliothèques de quartiers en Afrique et à la promotion des artistes locaux. Car, il n’y a pas de bibliothèque là-bas, même pas dans les écoles. Les livres coûtent trop cher. La première bibliothèque de notre association a été inaugurée à Yopougon, puis une autre se monte à Dakkar. Je suis allée un jour à un festival à Abidjan et les gens qui venaient pour une dédicace n’avaient pas l’album, ils n’avaient pas pu se l’offrir. Ils arrivaient avec une feuille, et je me suis sentie très mal. En rentrant, j’ai vu mon éditeur et je lui ai dit « je ne peux pas faire une histoire sur les Africains pour qu’ils ne puissent même pas l’acheter, c’est pas possible ! ». Donc, on a fait une version souple, c’est ma plus belle victoire ! Cela coûte moins cher et ne rapporte rien à l’éditeur mais les Africains peuvent se l’acheter. Alors, je me suis dit qu’est ce que je peux faire de plus ? Et c’est comme ça que le projet Des livres pour tous est né. Je suis plus fière de ça, plus de cette association que de mes livres !

Où trouvez-vous l’inspiration pour vos œuvres ?
Dans la rue, dans le métro, dans un bar, j’observe les gens, j’écoute leurs conversations… J’imagine leurs vies, leur façon de travailler, comment ça se passe chez eux. Pour faire Aya, c’est génial car il suffit de prendre un tabouret et de s’asseoir à Yopougon et là, les histoires, elles passent tout simplement !

Quel pays préférez-vous ? La France ou la Côte d’Ivoire ?
J’aime beaucoup Paris, mais je suis plus attachée à Abidjan ! A n’importe quelle heure de la journée, on peut trouver à manger, on peut sortir, rencontrer des gens, parler avec des gens dans la rue qu’on ne connaît pas, se mêler aux conversations dans les transports en commun, tout le monde se parle, vous criez au voleur : 12 mille personnes poursuivent le voleur, vous dites au secours : 12 mille personnes vous aident, voilà ! ça restera toujours ma « ville de cœur », je suis Yopougonaise !

Marguerite et son dessinateur
Connaissiez-vous Clément Oubrerie avant de faire cette bande dessinée? Comment l’avez-vous rencontré ?
Je l’ai connu par amis interposés. Il avait écrit une quarantaine de livres pour la jeunesse. Au départ, je lui ai montré Akissi qui était prévu pour des enfants pour avoir un avis, qu’il me donne des conseils. Il m’a dit c’est super, je te fais des dessins ! Et j’ai retrouvé vraiment mon quartier ! Il y avait les couleurs, la chaleur, il y avait l’ambiance. C’est comme ça que c’est parti ! Même si c’est Aya qui a vu le jour. Et maintenant, c’est mon mari ! (Mais ne le dites à personne, je suis censée vivre avec Will Smith !)

Avez-vous donné beaucoup d’indication à Clément Oubrerie ? Sous quelles formes : écrites, photographiques … ?
Oui, je lui ai donné des indications de décors ou de détails. Et Clément se sert beaucoup de photos. Tout ce que vous voyez dans Aya est vraiment vrai ! Je l’ai emmené aussi à Yopougon, voir le Drog Bar, le Magic System. Yopougon, c’est un quartier tellement spécial où tout se passe, les chanteurs viennent de là, la mode… On est allé dans le maquis, c’est pour ça qu’il dessine si bien les filles ! Il est allé et a tout vu, les tissus, les pagnes (les filles et les mères ne peuvent pas porter les mêmes), les ambiances, comment les femmes marchent…

Comment procédez-vous ensemble ?
J’ai un petit carnet où je fais le découpage, je lui lis toute l’histoire terminée, il est mon premier lecteur ! On voit ce qui marche ou pas. Puis, on fait un second découpage pendant 3/4 jours, c’est la seule fois où on travaille vraiment ensemble. Ensuite, il fait des dessins qui seront validés par le directeur de la collection, Joan Sfar. Le plus difficile, c’est le lettrage car c’est mon écriture pour tous les textes, je n’aurais pas dû me lancer là dedans, je prends des heures à tout réécrire, c’est très long !

Qui a décidé de l’apparence des personnages ?
On l’a fait ensemble ! Pour les filles, c’était important et difficile ! Il ne fallait pas qu’elles se ressemblent. On s’est servi des coiffures pour les différencier : une avec les cheveux courts, une autre avec des mèches… Bintou, par exemple, on l’a vu tout de suite. Pour Aya, c’était compliquée. Il ne fallait pas qu’elle soit trop jolie, ni trop moche ! En feuilletant en magazine, on est tombé par hasard sur la photo d’Ayaan Hirsi Ali, une femme politique d’origine somalienne qui vit au Pays Bas. Si vous regardez bien sa tête, c’est celle d’Aya, avec les oreilles un peu décollées ! C’est comme ça qu’on a trouvé notre Aya !

Aya de Yopougon, l’album
Combien de temps avez-vous mis pour écrire Aya ?
Je prends environ deux à trois mois pour écrire Aya (chaque tome), et le dessinateur prend environ trois ou quatre mois pour le dessiner, il est super rapide ! Sauf pour le tome 1, où il était plus hésitant et a souffert !
Au total, à nous deux, il nous faut environ 6-7 mois, ce qui nous fait sortir un tome par an. Maintenant, j’écris tout le temps, plusieurs heures par jour, mais je ne peux plus travailler chez moi depuis que j’ai eu un enfant… Je travaille alors dans les bars, les trains, j’évite de travailler à la maison sauf quand mon fils dort… et je travaille sur plusieurs projets à la fois. Au bout de trois heures sur Aya, j’en ai un peu marre alors je change !

Pourquoi introduire du « nouchi » dans la BD ?
Parce que c’est vraiment le langage des jeunes comme l’est peut être le verlan ici. Ce sont les jeunes qui l’ont créé pour que leurs parents ne les comprennent pas ! Mais aujourd’hui tout le monde parle le « nouchi » et en fait, tous les jours, le nouchi évolue avec de nouveaux mots et de nouvelles expressions !

Pourquoi avoir choisi comme titre Aya, alors que le personnage n’est pas toujours au premier plan ?
Aya, c’est comme Tintin, ce sont les personnages autour qui font Tintin ! L’histoire se déroule autour du personnage, on peut dire qu’Aya, un peu moralisatrice, est quelqu’un qui temporise les autres. C’est un personnage qui fait le trait d’union avec tous les autres qui viennent la voir, lui demander conseil. Certains lecteurs sont déçus et disent : il ne lui arrive rien, quand est ce qu’elle va rencontrer le grand amour ? Mais je suis embêtée, personne n’est à sa hauteur !

Y a-t-il une suite après le volume 4 ?
Oui, le volume 5 ! Je ne fais pas de plan, on verra après si on continue… il faut que je garde plaisir à le faire. Quand un auteur ne prend pas plaisir, les lecteurs le sentent. Mais j’ai encore des choses à dire !

Combien d’exemplaires d’Aya avez-vous vendus ?
250.000 exemplaires. C’est carrément un succès dans le milieu de la bande dessinée !

Abidjan
Les quartiers d’Abidjan se sont-ils développés depuis l’époque d’Aya ?
Abidjan s’est beaucoup dégradé. Quand j’habitais à Yopougon, en 78/80, c’était des nouveaux quartiers, les maisons étaient toutes neuves. Le Plateau, quartier riche surnommé «le petit Paris » ou « le Petit Manhattan » à cause de ses gratte-ciels était assez chic. Aujourd’hui, les gens ont moins d’argent, ils n’entretiennent pas. Sinon, l’ambiance est la même : les gens s’entraident et sont solidaires.

Est-ce que la vie à Yopougon décrite dans la bande dessinée correspond à la réalité ?
Oui, c’est vraiment comme dans le livre, et encore je pense que j’ai été plus soft dans le livre. J’ai des lecteurs qui me disent « pauvre Bintou, comment son père peut-il la battre ? » L’éducation n’est pas la même à Abidjan et en France. Ici, on ne peut même pas engueuler son enfant sans qu’il vous menace de son téléphone en hurlant : j’ai des droits ! En Afrique, tu ne regardes même pas ton père dans les yeux quand il te parle ! Il y a des lecteurs qui sont choqués par ce que je décris… Ca n’a pas vraiment changé à Yopougon même si c’est plus pauvre. Les gens s’entraident, quand tu as faim, tu peux aller frapper chez le voisin pour lui demander un peu de riz, il y a toujours cette ambiance !
Ce que je voyais de mon quartier quand j’étais petite, c’était les mères qui avaient des problèmes avec des maris qui n’étaient jamais là, soit au bureau, soit avec des maîtresses, elles s’entraidaient… J’ai vécu dans ce milieu de mamans, ça se voit dans la bd ! Il y a des lecteurs qui me disent « les hommes n’ont pas le beau rôle dans Aya ! ». Mais c’est vraiment le regard de cette petite fille qui vit dans ce quartier et qui voyait comment les femmes se débrouillaient, ça reste quand même ce que j’ai vécu !

On a l’impression que la ville d’Abidjan est enjolivée par rapport à la réalité. Qu’en pensez-vous ?
J’ai réalisé cette bande dessinée en 78-80, c’était la belle époque en Côte d’Ivoire ! Les jeunes faisaient des études, avaient du travail. On ne parlait pas du sida… Je voulais montrer le quotidien des africains et pas les grands maux de l’Afrique, il y a d’autres personnes qui le font. J’ai toujours ce regard de petite fille de là-bas qui quitte son pays et qui le voit encore bien joli !

(*) Une Case en Plus : projet inter établissement élaboré par un groupe de documentalistes de la Sarthe s'adressant aux élèves de 3ème et 2nde, amenant les élèves à voter pour leur album préféré à partir d’une sélection proposée de 10 albums. L'idée est que le prix lance une dynamique dans les établissements scolaires, permettant de favoriser des animations et séquences pédagogiques pluridisciplinaires autour des 10 albums sélectionnés. 15 établissements ont participé à ce projet en 2009. pour en savoir plus, cliquer ici

François Bourgeon, La petite fille Bois-Caïman

François Bourgeon, l’auteur des célèbres séries des Passagers du Vent, du Cycle de Cyann, des Compagnons du Crépuscule était invité le 13 septembre 2009 à l’Abbaye de l’Epau (Le Mans) par la Bibliothèque départementale et la librairie Bulle. Une rencontre exceptionnelle qui marque la sortie de son dernier album, La petite fille Bois-Caïman. Rencontre d’autant plus exceptionnelle que c’est l'une des deux seules prévues en France…
25 ans après la fin du cycle des Passagers du Vent qui comptait 5 volumes, l’auteur a donc décidé de mettre un nouveau point final à son chef-d'oeuvre. Une conclusion en deux tomes paraît chez l’éditeur 12bis, le 3 septembre 2009 pour le premier (La petite fille Bois-Caïman) et en janvier 2010 pour le second.
Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler que Les Passagers du vent publiés entre 1979 et 1984 occupent une place à part et importante dans l'histoire de la bande dessinée. « Cette série a eu un succès phénoménal ! » se souvient Samuel Chauveau de la librairie Bulle. « François Bourgeon était le chef de file de la bande dessinée historique qui a connu une période faste par la suite. Ses albums ont été une sorte de déclic. Tout à coup, la BD devenait digne d'intérêt pour ceux qui la considéraient jusque-là comme un sous-genre. » (Ouest France, 29/07/2009). Faisant partie de ces œuvres qui ont favorisé l’émergence de la bande dessinée pour adultes, cette série a aussi révélé un petit éditeur grenoblois, Jacques Glénat, qui allait par la suite prendre la place qu’on lui connaît dans le marché de la bande dessinée.

Compte rendu de la conférence
Jean-Christophe Ogier, journaliste à Radio France animait les échanges entre François Bourgeon et l'historien Jean-Marc Masseaut, spécialiste de la traite négrière. Des temps de lectures à voix hautes, assurées par Christian Brouard comédien professionnel de la Pérenne Compagnie, offraient un regard littéraire et vivant sur l'histoire de l'esclavage. (Références de ces extraits en fin d’article). Les échanges ont été enregistrés et retranscrits ici par Agnès Deyzieux.
-Situons ce 18ème siècle que nous fait découvrir les Passagers du vent. On a coutume d’associer ce siècle à celui des Lumières, des Philosophes, de la Révolution… Mais le 18ème siècle n’est pas que cela ?!
J.M. Masseaut
En effet, la traite négrière, le commerce des esclaves est aussi la grande affaire de ce siècle. Et à ce titre la qualité historique de l’œuvre de Bourgeon est remarquable.
Faisons une rétrospective rapide de cet immense phénomène de la traite qui était loin d’être marginal. Lorsque Colomb découvre l’Amérique, il y avait déjà une traite négrière dans l’Océan Indien depuis le 6ème siècle et ce, grâce aux conditions écologiques de cet océan. La mousson est un système de vents et de courants dominants qui changent de direction tous les 6 mois, le long des côtes qui vont de l’Asie vers l’Afrique et vice versa. La péninsule Arabique est une zone de grands marins qui ont compris qu’ils pouvaient aller de la côte orientale de l’Afrique vers la côte occidentale de l’Inde en suivant ce régime naturel des moussons. Il faut rappeler aussi que les chinois avaient réalisé une immense expédition depuis Canton jusqu’aux côtes d’Afrique, utilisant ce même processus de cette énergie écologique de l’Océan Indien. Et les Européens qui connaissaient aussi par la route du thé les richesses de l’Océan Indien n’avaient de cesse d’y parvenir mais devaient contourner l’Afrique. Et c’est en cherchant à aller vers l’Océan Indien qu’ils ont découvert l’Amérique.
On savait descendre le long des côtes d’Afrique jusqu’au Cap Vert mais on ne savait pas en remonter car les vents étaient dominants. Ce sont les Portugais grâce à leurs connaissances en astronomie et leur expérience qui ont inventé la pratique de la vuelta. Cela consiste à partir au large pour aller chercher les vents qui vont vous ramener vers l’Europe. On fait le tour de l’anticyclone des Açores mais pour partir au large, il faut avoir des notions astrologiques et la culture mathématicienne. Avant la découverte de l’Amérique, le trafic négrier se faisait pour le compte de l’Europe et en particulier pour la péninsule ibérique. Colomb connaissait cette route de la vuelta, ce qui l’a aidé pour le grand voyage…
On s’aperçoit, que ce soit dans l’Océan Indien ou dans l’Atlantique, que les routes de la traite sont celles des courants marins. Le commerce triangulaire, c’est ça : on descend vers l’Afrique, on repart vers les Antilles et on revient en Europe. Ce commerce n’aurait pas pu exister de cette façon là s’il n’y avait pas eu ces conditions écologiques !

-François Bourgeon, quand avez-vous découvert cette période de l’histoire ? D’où vous vient cet intérêt pour cette époque ?
François Bourgeon
C’est presque par hasard ! En commençant par faire une maquette de bateau qui m’avait obligé à chercher des ouvrages de batellerie navale. C’est plutôt l’envie de rêver en faisant cette maquette qui m’a poussé à créer cette série des Passagers du vent. On va y voyager depuis Brest jusque dans la mer des Caraïbes, de l’Angleterre vers Nantes pour repartir vers l’Afrique (le Bénin) puis vers Haïti… Il fallait qu’Isa réembarque, elle ne pouvait rester sur place, sans famille et sans argent. Elle trouve un bateau de commerce et qui dit commerce…

-Oui ça, c’est le parcours aventureux ! Mais le besoin de la vérité historique, vous l’avez toujours eu en vous ou vous l’avez découvert en travaillant, comme une nécessité de toucher au plus vrai de ce que vous évoquez ?
François Bourgeon
Ça a toujours été une curiosité, un jeu. Je n’ai pas la démarche d’un historien qui va chercher à restituer des morceaux de notre passé et qui va chercher aussi ce qui est pour moi la véritable raison de l’histoire, c'est-à-dire la philosophie qui va avec la réflexion qu’on peut avoir sur notre passé et éventuellement la préparation de l’avenir. Pour moi, au début, c’était reconstituer un décor, comprendre comment les gens étaient habillés, pourquoi… Puis on se prend très vite au jeu, on trouve des livres qui vous entrainent vers d’autres livres et d’autres encore… Et on arrive aux Passagers du vent et à la traite négrière…
J.M. Masseaut
Pour revenir sur le 18ème siècle et ses symboles, 1789 est pour nous symbole de liberté mais, c’est aussi l’année record des expéditions négrières françaises et européennes. On voit même les années suivantes des navires négriers porter le nom de Assemblée Constituante ou Sans Culotte, ou Fraternité… Il faudra attendre le milieu du 19ème siècle pour que l’abolition de la traite des noirs soit promulguée…

-Ces contradictions de l’histoire, François Bourgeon, vous ont-elles saisies ?
Tout récit historique ne peut être appréhendé, comme la politique actuellement, que si on prend en compte la complexité des choses. Rien n’est simple, il n’y a pas le blanc ou le noir… J’essaie de toucher le plus possible à cette complexité des choses qui se tissent, s’entremêlent sans qu’on puisse avoir de certitude souvent…

-Combien d’êtres humains on été concernés par cette traite négrière ?
J.M. Masseaut
La fourchette admise pour la traite transatlantique, pratiquée sur l’Atlantique Nord est de 12 à 15 millions de personnes. Chiffre auquel il faut rajouter –les chiffres ne pourront jamais être vraiment précis – 5 à 6 millions de personnes pour l’Atlantique Sud (sans parler de la traite orientale et intra africaine).
Les français ont organisé 3500 expéditions négrières au 18ème siècle. C’était un vrai commerce inclus dans l’économie de l’Europe. Les grands ports négriers étaient Le Havre, Honfleur, Nantes, La Rochelle, Bordeaux…
On ne faisait pas des bateaux spécialement pour la traite négrière et on n’avait pas des marins « spécial négriers » ! C’était un des métiers de la marine de commerce de l’époque, le navire négrier n’était rien d’autre qu’un navire marchand. On le voit dans les Passagers du vent, c’est une frégate classique : un pont supérieur, un entrepont, peut être deux pour les grands vaisseaux où étaient parqués les esclaves et une cale où on stockait l’eau dans les fûts. Pour 35 marins, on pouvait avoir 200 esclaves dans les cales, il fallait ravitailler tout ce monde pendant des semaines voire des mois…

(La lecture de l’extrait N°2 qui raconte comment des esclaves se jettent à la mer préférant être dévorés par des requins que de continuer le terrible voyage oriente la discussion sur les conditions de déportation des esclaves)

-Quelles étaient les conditions des traversées ?
J.M. Masseaut
La traversée était très difficile : « chaque négrier est une poudrière où chaque nègre est un coup de feu ». Les protagonistes pouvaient s’entretuer et poursuivaient le voyage en ennemis. On a dénombré une révolte pour 20 expéditions nantaises, une révolte pour 15 expéditions britanniques ! Rappelez-vous le tome 5 des Passagers qui raconte ce type de mutinerie.
C’est un trajet est très pénible. On fait des escales un peu partout le long de la côte, en y prenant des esclaves. Les conditions sont dures – entassement, promiscuité, manque d’hygiène- et les pertes humaines peuvent être énormes. Sur 1500 expéditions, il n’y aura que 2 traversées sans mort. Une traversée peut compter jusqu’à 200 morts… Le scorbut régnait (tous les marins étaient édentés). Dans les Passagers du Vent, on découvre qui sont ces marins de l’époque : ils vivent dans des conditions très dures. Mais ils font aussi du commerce, ils accordent une valeur marchande à des êtres humains, c’est ça l’esclavagisme. On le voit très bien dans la bande dessinée. En France, nous n’avons pas une culture esclavagiste à la différence des Etats-Unis. Par contre, les marins ont vécu la traite négrière. Et notre passé est fondé sur la culture négrière, ce qu’il ne faut pas occulter. En témoignent encore les plaques des rues de Nantes qui portent les noms des grands armateurs négriers (Montaudouin par exemple) que certains aimeraient remplacer.

-Quelle Afrique les Européens ont-ils découverts ?
François Bourgeon
Celle du littoral, pas celle de l’intérieur ! Et ils sont saisis d’incompréhension. Les Européens ne savaient rien. Isa arrive à Juda (actuellement Ouidah, Bénin in volume 3 Le comptoir de Juda), il ya 3 petits forts qui sont rien ! Il n’y a pas de colonies en Afrique, juste quelques européens perdus ! Ils sont là pour négocier avec les tribus guerrières environnantes et entretenir les guerres tribales. Mais ils sont morts de peur, un des gouverneurs a d’ailleurs été assassiné peu avant l’arrivée d’Isa…

-Comment choisit-on les esclaves ?
François Bourgeon
On prend ce qu’il ya ! C’est la loi de l’offre et de la demande, en fonction des captifs disponibles, comme avec du bétail… Beaucoup de colons préféraient avoir de jeunes esclaves à garder longtemps mais un esclave ne vivait pas vieux…
J.M. Masseaut
Il mourait en général environ 7 ans après sa capture…
François Bourgeon
La demande européenne portait sur les hommes. Certains étaient aussi des guerriers, mais ils devenaient très vite déprimés. Il n’y avait même plus besoin de leur mettre des chaînes.

-Pourquoi ce titre du Bois Caïman ?
Le titre et le choix du scénario de ce volume ont un sens ! (voir note ci après)
Dans le dernier épisode, Le Bois d’ébène (1984), j’avais laissé Isa sur une plage de St Domingue, à la fin d’un album racontant le trafic d’esclaves entre l’Afrique et les Amériques. Je n’avais fait à l’époque, pour des raisons de contrainte éditoriale, qu’un survol rapide de la société haïtienne, l’évocation de l’esclavage y était restée trop succincte. St Domingue, surnommée la perle des Antilles, était composée de 80 à 90 % d'esclaves, c’était une petite île où se trouvaient coincés 400.000 esclaves contre 30.000 maîtres. Le système était très répressif, très dur et avec un très haut rendement… J'avais envie de raconter la vie, la révolte des esclaves ainsi que le quotidien des colons.
J’ai donc choisi de dérouler le fil de La Petite Fille Bois-Caïman sur deux époques, grâce à l’artifice du flash-back. On est transporté à la fin du XVIIIe siècle à Saint-Domingue et dans les années 1860 en Louisiane, pendant la guerre de Sécession qui est selon moi la première guerre dite moderne.
(Note : Bois Caïman est un lieu dit, loin de toute habitation, à St Domingue. La « cérémonie de Bois-Caïman » qui a eu lieu en 1791 est considérée comme l’acte fondateur qui conduira l’ancienne colonie française à l’indépendance. C’est une scène rapportée dans ce volume 6 à laquelle Isa va participer bien malgré elle et qui va bouleverser sa vie).

-A quel rythme avez-vous réalisé ce récit qui compte 142 pages (scindées en 2 volumes) ?
Je travaille dessus depuis 2003. Il m'a fallu rassembler une solide documentation, de plus de 300 ouvrages. Pendant un an, je m’y suis immergé… Cela va des romans de Mark Twain aux essais de Tocqueville, aux ouvrages de l’historien américain James McPherson, en passant par les livres sur la faune, la flore, les costumes...
Dans ce volume 6, on parle français, créole, cajun, anglais… Pour pouvoir retranscrire la langue, en particulier le cajun et le créole, j’ai lu ou écouté des chansons traditionnelles et des comptines enfantines. J’ai fait le choix d’être au plus près de ce parler et j’ai mis à la fin du volume les traductions.
En 2004, j’ai attaqué le dessin en noir et blanc, de septembre 2008 à juin 2009, la couleur, un travail long et difficile qui m’a d’ailleurs provoqué une tendinite à l’épaule…

-Des projets ?
Réaliser le dernier volume de Le Cycle de Cyann qui sera moins dense que les précédents…Peut être ensuite une nouvelle série historique, il ya beaucoup de sujets à traiter entre l’époque où l’on laisse Zabo et la nôtre ! Cela fait tout autant de possibilités de bandes dessinées…

Références des textes lus pendant la conférence
Extrait n°1 : Toni Morrison / Un don - C. Bourgeois, 2009
Extrait n°2 : Björn Larsson / Long John Silver : la relation véridique et mouvementée de ma vie et de mes aventures d’homme libre, de gentilhomme de fortune et d’ennemi de l’humanité - Grasset, 1998
Extrait n° 3 : Julius Lester / Les larmes noires - Le livre de poche, 2008
Benjamin-Sigismond Frossard / La cause des esclaves nègres et des habitants de la Guinée… ou histoire de la traite de l’esclavage - Lyon : A. de la Roche, 1789


Interview d'Etienne Davodeau, Lulu femme nue t.2

Interview d'Etienne Davodeau réalisée en public, au café BD St Pierre (Le Mans), le jeudi 25 mars 2010 pour la sortie du tome 2 de Lulu femme nue. En partenariat avec la librairie Bulle et Ouest France. Les débats sont menés et retranscrits ici par Agnès Deyzieux.

Avez- vous découvert la bande dessinée assez jeune par goût de la lecture ou du dessin ? Qu’est ce qui vous a intéressé dans la bande dessinée ? Quand avez-vous pris conscience que vous vouliez en faire ?
Depuis toujours, j’aime dessiner, j’aime les livres, j’aime les histoires… Au carrefour de tout cela, il y avait la bande dessinée, c’était pour moi assez naturel. Quand j’étais jeune -si vous avez lu Les Mauvaises Gens –j’ai grandi dans l’univers ouvrier et le travail avait pour moi le sens étymologique de tripalium, c'est-à-dire de torture ! Je voulais un truc pour ne pas travailler ! En tout cas, quelque chose qui ne m’enferme pas 8 heures par jour dans le même endroit obligatoire. Comme je lisais beaucoup de bandes dessinées étant jeune, j’ai compris un jour que ça pouvait être un métier. C’est devenu une obsession maladive. Comme je voulais échapper à l’usine, que je ne travaillais pas bien à l’école et qu’on me menaçait sans cesse : si tu travailles pas bien à l’école, tu iras à l’usine… Je ne savais pas qu’ils n’attendraient pas que je sois arrivé à l’âge de bosser pour fermer ! ! Bref, la bande dessinée me semblait une échappatoire possible pour éviter l’usine ! Ce n’est pas une raison glorieuse, mais c’est un vrai moteur ! J’avais un goût certain pour le dessin depuis toujours. Quand on a un goût et qu’on le travaille, il est possible qu’on s’améliore et que le goût s’en trouve augmenté. C’est un cercle vertueux, ce doit être la même chose pour la musique ou le football, enfin je suppose ! J’ai beaucoup dessinée toute ma vie. Mais dessiner et faire de la bande dessinée, ce n’est pas la même chose ! J’ai blindé les murs de ma chambre de dessins jusqu’à 10 ans et puis progressivement, je me suis mis à la bande dessinée.

Cela fait à peu près 20 ans que vous faites de la bande dessinée. Et au regard de votre bibliographie assez importante, on pourrait vous demander si vous vous sentez plutôt dessinateur, scénariste ou simplement auteur de bande dessinée ?
La plupart de mes livres, je les ai fait seul. Je ne me découpe pas en tranche, je fais des livres ! Je n’établis trop de frontières entre le scénario et le dessin. Plus j’avance, moins je fais de différence entre les deux, plus j’avance moins j’écris mes livres ! Quand je travaille avec d’autres auteurs, en général, ce sont des gens avec qui je m’entends suffisamment bien pour qu’il y ait une espèce de fusion. J’ai travaillé beaucoup avec Joub pour une série pour enfants Max et Zoe, Géronimo pour ados-adultes dont les deux derniers tomes sortent ces jours-ci. Joub, je le connais depuis longtemps, on a les mêmes façons de concevoir la bande dessinée. On peut très bien écrire et dessiner à 4 mains, on est une sorte de monstre avec des mains partout qui dessinent ! On écrit ensemble, je dessine le story board de la page que lui finalise. On se partage plus les tâches sur Max et Zoé c’est du récit jeunesse, un peu plus difficile à faire pour moi. Avec David Prudhomme pour La Tour des Miracles –adaptation de Brassens-, là j’ai tenu réellement un rôle de scénariste, j’ai livré un story board à David, qu’il n’a pas du tout respecté ! Mais bon, c’était la consigne ! Mais finalement, ce sont des expériences un peu marginales. Je me considère donc comme auteur de bande dessinée.

Avez-vous autant de plaisir dans ces trois étapes : étape scénario, étape dessin, étape couleurs ?
C’est comme un menu ! On ne trouve pas le même intérêt dans l’entrée, le plat et le dessert ! Le scénario est pour moi néanmoins la partie la plus importante, la plus difficile, la plus angoissante. Je reste persuadé que le scénario d’un livre, c’est sa structure, c’est ce qui en fait l’intérêt. Le meilleur dessinateur du monde avec un scénario débile, ça fait un livre débile. Et en bande dessinée, on en a plein ! C’est de cela dont crève la bande dessinée, à mon avis. Bref, le scénario, c’est la partie la plus déterminante, celle qui met le plus de pression ! Je ne suis pas un excellent dessinateur, je le sais, mais j’adore ça, dessiner ! Je me fous de ne pas être un excellent dessinateur ! Pour moi, ça va tout seul, ça coule, c’est du plaisir pur ! Et la couleur, c’est un peu le dessert…

Pourtant de nombreux dessinateurs insistent sur la difficulté de tenir la longueur et sur l'aspect fastidieux du dessin ?
La longueur ne me gêne pas, j’ai mis trois ans à dessiner Lulu, presque 4 en comptant le scénario et je ne me suis pas emmerdé une seconde ! Je conçois que les lecteurs se disent un an et demi, entre les deux tomes, c’est long ! Mais c’est quand même 80 pages que je fais seul, je bosse régulièrement et je ne vois pas passer les mois !

On remarque également que vous êtes attiré par des aspects qui étaient jusqu’à ces dernières années peu explorées en bande dessinée : la bande dessinée de reportage. Les mauvaises gens, un homme est mort, Rural… Est-ce que vous vous définiriez comme un auteur sinon engagé du moins concerné par ce qui vous entoure ?
Je voudrais préciser qu’à mon avis la bande dessinée de reportage existe depuis plus longtemps qu’on ne le dit. Je pense à la bande dessinée qui paraissait dans la presse : les reportages de Cabu dans Charlie Hebdo ou dans Hara Kiri. C’était des formats courts prévus pour la presse. Le documentaire sous forme de livre de bande dessinée et sur le long terme est effectivement plus récent. On peut citer les bouquins de Joe Sacco au début des années 90 sur la Palestine, Gorazde, son dernier sur la bande de Gaza, ceux de Guibert, de Squarzoni… Les frontières sont assez floues : les livres qui sont de l’autobiographie ne sont-il pas aussi du reportage ? Et vice versa ? Cela reste néanmoins ultra minoritaire, sur les 4000 titres qui sortent dans l’année, peut-être cela tient en une dizaine de titres ? Je ne suis même pas sûr… Au final, je ne suis pas un auteur engagé mais je m’intéresse effectivement à ce qui se passe autour de moi et je m’en sers comme matière première pour mes livres…

Cette bande dessinée de reportage demande probablement beaucoup de travail et d’investissement en termes des recherches, des rencontres, de repérages…. Beaucoup plus que pour une œuvre de fiction probablement ?
Un jour, un auteur de bande dessinée -dont je tairais le nom par charité !- m’a dit « c’est facile le reportage ! Y a pas de scénario à faire ! » C’est évidemment l’inverse ! Le scénario est sous contrainte : on doit écrire que ce qu’on trouve, sans modifier la réalité… On une liberté moindre, on engage le nom des gens, des faits. Je ne prétends pas raconter la vérité, je raconte ma vision d’une situation que je découvre. C’est donc une écriture sous contrainte supplémentaire, plus longue, plus difficile à faire et toute cette partie qui sont des interviews, des recherches de documents, des déplacements…etc, s’ajoute aux étapes traditionnelles de la bande dessinée. Ce sont des bouquins plus longs à faire et qui sont aussi plus lourds pour l’éditeur, qui sont plus incertains puisque je ne peux pas donner un scénario à mon éditeur, juste lui dire, j’ai envie de faire un bouquin sur tel sujet, mais je ne sais pas ce que je vais trouver ! Toutes ces étapes compliquent l’affaire mais sont intéressantes, c’est une bande dessinée qu’on ne peut pas faire chez soi, en roupillant, il faut se bouger, aller voir les gens...

C’est comme un travail de journaliste ?
Non, c’est un travail d’auteur mais qui ressemble à un travail de journaliste ! Toute cette dimension là, je la fais de façon totalement empirique, je n’ai jamais appris à faire ça, mais ç’a m’intéresse beaucoup ! Ceci dit, j’aime bien aussi faire des livres de fiction, c’est pourquoi j’alterne !

Pour vos œuvres de fiction comme Chute de Vélo, Anticyclone, Le réflexe de survie, on voit que ce sont les gens ordinaires qui mènent une vie banale qui vous intéressent ; pas de super héros ni même d’aventuriers. Pour Lulu, vous avez choisi une femme comme personnage principal : Pourquoi une femme ? C’était plus intéressant comme personnage à travailler ?
Oui, je cherchais à écrire l’histoire de quelqu’un qui sature de sa vie quotidienne et qui se barre comme ça. Il me semblait que dans ce cas là, une femme, c’était plus intéressant parce qu’il me semble que les femmes subissent des pressions supplémentaires à celles des hommes ou du moins ont des contraintes de vie supplémentaires. C’était pour moi assez naturel d’animer un personnage féminin. Et du coup ça a enclenché autour d’elle une galerie de personnages féminins de différents âges.

Sa fille ado, puis la vieille Marthe ?
Oui, on pourrait presque considérer que ces différents personnages féminins représentent quatre générations de femmes –n’oublions pas Jenny- ou les différentes étapes de la vie d’une femme.

Lulu n’est pas très sexy, ce n’est pas une héroïne qui est là pour faire fantasmer les lecteurs !
Alors oui, c’est vrai que Lulu n’est pas sexy ! C’est une remarque récurrente, bon normalement en bande dessinée, on trouve plutôt des femmes pulpeuses alors que les personnages masculins, on leur demande pas grand-chose ! Il y a une espèce de stéréotype du personnage féminin qui domine la bande dessinée contre lequel j’ai fait Lulu ! Il y a une partie de la bande dessinée qui s’adresse aux hormones des lecteurs mâles. Quand on dessine une femme qui est une femme normale qui n’est pas non plus un laideron, qui est dans la moyenne, tout le monde vous demande : pourquoi elle est comme ça ? Les femmes de bande dessinée si on les croisait dans la rue nous apparaîtraient comme des monstres, des espèces de Barbie ! Quand on quitte ce stéréotype là, ça se remarque, ce qui est assez paradoxal. Moi, je veux revenir dans la moyenne, dans le flot des femmes qui sont comme nous tous, avec des hauts et des bas.

Le titre Lulu femme nue qui peut avoir un double sens a pu donc décevoir certains lecteurs ?!
Oui peut être ! Mais regardez aussi les hommes dans cet album : ils sont aussi un peu bedonnants, chauves, ils ont 40 balais, le temps a fait son effet, et ça personne n’en parle !

De plus, ils n’ont pas le beau rôle dans le récit, autant on voit des femmes qui évoluent, qui s’adaptent, autant les hommes restent figés dans leurs certitudes, vous en faites des portraits moins avantageux …
Je ne sais pas, c’est au lecteur de se faire son idée, je ne vais pas jusque là, je ne veux pas donner de clés, c’est aussi pour ça que je ne veux pas entrer dans la tête de Lulu.

Oui, j’ai trouvé cette technique de narration intéressante. L’histoire de Lulu va être rapportée au cours d’un repas par deux narrateurs différents, l’ami Xavier pour le 1er volume et sa fille Morgane pour le 2nd. Ce qui va permettre de varier les points de vue sur le personnage avec une voix off à la personnalité différente et peut être de conserver une apparente neutralité en tant qu’auteur pour laisser au lecteur le soin de se faire tout seul une idée : aucun narrateur n’est omniscient, chacun ne détient qu’un bout de l’histoire… Quand vous avez pensez à cette histoire, vous l’avez tout de suite pensée en diptyque, avec ce procédé qui permet de donner de l’épaisseur au personnage et aussi du rythme au récit ?
Oui, dès les premières idées, je savais qu’il y aurait deux narrateurs pour deux livres. Je pense qu’un livre est fait autant par son auteur que par son lecteur (sauf que les droits d’auteur ne sont que pour moi !) Il faut savoir laisser de la place au lecteur, pour qu’il s’installe dans le personnage. Si j’avais fait ce récit en faisant une description pointue de Lulu, en donnant ses états d’âme, il n’y a plus de place pour que le lecteur s’installe dans sa tête. Mon projet, c’est m’installer au plus près de Lulu sans jamais rentrer dans sa tête ou sa psychologie. C’est inviter donc un autre narrateur qui lui s’approche de Lulu, regarde ce qui se passe, nous fait part de ses opinions à lui, on reste à la fois à distance de Lulu dans ses états d’esprit et en même temps, on est au plus près de ce qui lui arrive concrètement. Et puis, il y a aussi des gens autour de la table qui écoutent, ce sont aussi un peu comme des lecteurs dans le livre qui se posent des questions, qui relancent, etc… Donc, ça c’était mes premières idées un peu théoriques, je ne devrais pas d’ailleurs lever le capot pour vous montrer comment ça marche !

Quand vous jetez Lulu sur la route, est-ce que vous saviez ce qui allait lui arriver ?
Le scénario que j’ai remis à mon éditeur pour ces 180 pages, ce sont 4 pages dactylographiées. C’était juste le cadre. J’ai juste dit à Claude Gendrot, mon éditeur, c’est l’histoire d’une femme qui se barre, quelqu’un raconte son histoire dans les deux tomes, il y a une veillée funèbre où on est réunit… Je savais qu’elle allait rencontrer quelqu’un dans le tome un, et puis un autre dans le tome 2, mais c’est tout ! Alors, finalement j’avais un cadre précis, je savais comment les choses allaient s’articuler, mais au milieu de tout ça, il y avait des grands blancs dans lesquels j’ai lancé Lulu, je l’ai suivie et puis j’ai regardé ce qui lui arrivait !

La toute fin était également construite depuis le début ?
Non, la toute fin m’est tombée dessus au dernier moment ! J’avais eu plusieurs hypothèses… Mais j’avançais derrière Lulu, je suivais ce personnage, je regardais ce qui lui arrivait et puis je choisissais la suite. C’est un peu comme si je lisais le livre à un rythme extrêmement ralenti et à chaque fois que quelque chose est sur le point d’arriver, je décide ou pas qu’elle arrive ! Parfois, il y a des choses qui commencent et ne finissent pas forcément, parfois il y a des choses gratuites… La structure générale du livre n’a pas bougé, même si les toutes dernières pages ont été changées…La fin m’est apparue soudainement, j’en ai parlé avec mon éditeur, on a hésité un peu et finalement j’ai bouclé comme ça.

Vous avez beaucoup de contact avec votre éditeur, il vient souvent mettre son nez dans votre histoire ?
Non, je suis trop jaloux de mon indépendance. Je lui envoie des pages régulièrement, ce que je lui demande, c’est de garder une vue globale sur le livre que moi, je perds très vite. Au début, je sais ce que je vais faire, je fonce et au bout de 6 mois, je suis trop dans le détail. Lui donc conserve le regard du début et me confirme si je suis toujours dans la bonne voie. Il peut aussi faire des remarques techniques dont je tiens ou pas compte !

Sur quoi portent ces remarques techniques, sur le découpage, le dessin ?
Oui, mais aussi les dialogues sur lesquels il est extrêmement attentif. On peut se pinailler des heures sur des détails… Mais c’est son boulot ! S’il s’avère que je ne peux pas défendre réellement une position, c’est peut être qu’elle est faiblarde. Au bout du compte, je garde l’absolue maîtrise. Son boulot, c’est juste de dire, attention tu quittes la route, et je peux très bien répondre, je m’en fous, j’ai le droit ! C’est une relation assez souple ! Si tout se passe bien, on peut rester trois mois sans correspondre.

Sur les couvertures, l’éditeur donne aussi son avis ?
Pour les couvertures, ça se passe à trois avec en plus le directeur artistique, Didier Gonord qui est en charge de tout l’habillage des livres Futuropolis auxquels il essaie de donner une sorte de cohérence, d’appartenance à la même famille. On cherche ensemble des images qui synthétisent sans en dire trop sur l’histoire. C’est totalement informel, on lance des idées et puis ça émerge ! Le directeur commercial aimerait que l’on fasse des couvertures de façon plus rationnelle avec tous les éléments qu’il faut mais c’est précisément ce que je ne veux pas faire !

Au niveau du travail des couleurs, on voit que vous avez choisi de rester dans une tonalité homogène, une gamme chromatique douce et volontairement limité avec des ocres, des jaunes, des bleus… Qu’est ce qui a motivé ce choix ?
La couleur n’a pas un rôle décoratif. Dans Tintin, par exemple, les couleurs servent à coder les personnages, c’est une couleur à la fois de décoration et de codage. La couleur, je l’utilise de façon strictement narrative, elle me sert à conforter le récit. C’est que j’en ai besoin dans le cade de ce que je raconte. Quand je décide de faire un livre en couleurs, je délimite une gamme de couleurs très restreintes, souvent deux ou trois. Pour Lulu, c’est effectivement cet ocre et ce bleu. L’histoire se passe sur la côte, en octobre. J’ai besoin de cette lumière un peu particulière, plus franche et plus fraîche d’une certaine manière que celle de l’été. J’ai fabriqué ces deux couleurs qui sont le sable ou la terre, et la mer ou le ciel, mais c’est aussi la fraîcheur/ la chaleur, l’ombre et la lumière… Dans les intérieurs, le brun domine, dans les extérieurs le bleu. En fait, c’est plus de la mise en lumière, en ambiance qu’en couleurs !

Vous pouvez nous dire quel est le décor exact où se passe le récit ?
C’est une fiction ! Bon, je ne le dis nulle part, mais le premier tome est très très inspiré de St Gilles Croix de Vie, mais le camping n’existe pas ! Le second volume, c’est un peu le décor des Sables d’Olonne.
Votre public est plutôt féminin ou masculin ? Il semble que ce que vit Lulu peut trouver écho chez beaucoup de lectrices. Il y a par exemple ce soir autant de femmes que d’hommes…
Réponse du libraire : c’est rare qu’il y ait autant de filles à un café BD ! Je pense que le public de ce titre est pour ¾ des femmes et pour un quart des hommes.

Bien, je l’apprends en même temps que vous !

Libraire : Quand je présente l’album en quelques mots à un homme, en général, il me dit : « ben, tu le reposes vite sur le rayon et tu me parles d’autres choses ! »
C’est vrai que j’ai rencontré des hommes qui ont été choqués ou gênés par cette femme qui quitte mari et enfants, les femmes non, elles comprennent ! Pourtant, il y a plein de bandes dessinées à mon avis hyper choquantes, violentes et ce qui les choque eux, c’est la femme qui se barre !

Combien d’albums vendus ?
Entre 30 et 35.000 pour le premier volume, pour le second, le premier tirage était de 27 000, il est en réimpression… Je suis loin de Titeuf ! Mais ça me permet de continuer ! Je suis content de pouvoir faire des livres dont les éditeurs n’ont pas à souffrir et de pouvoir continuer !

Vos projets ?
Je viens de terminer avec Joub le 3ème et dernier volume de Géronimo qui sort en avril. Ce sont de longs projets que j’ai menés en 3 ou 4 ans qui se terminent en même temps. Je reviens à présent à une formule plus proche du documentaire. J’ai rencontré un vigneron dont le travail m’intéresse et qui lui visiblement ne connaît rien à la bande dessinée. Je lui ai fait remarqué et lui m’a dit : tu connais quelque chose au vin et au travail de vigneron ? Donc depuis un mois et demi, je suis ouvrier viticole, je taille la vigne, je plante, je passe la charrue… En contre partie, je le force à lire de la bande dessinée et il m’a accompagné chez l’imprimeur pour le tome de Lulu ! Je vais le faire travailler aussi ! Donc, c’est un livre qui va raconter cette initiation croisée, je dois aussi goûter du vin, pendant que lui goûte des livres puis on rencontre des auteurs et des vignerons… je pars d’une idée qui reste à vérifier qu’il y a autant de façon de faire du vin que des livres ! Il faut que ce pressentiment, cette hypothèse se vérifie sinon je suis dans la merde !

Ca va durer longtemps votre initiation ?
Au moins un an ! Le vin que je suis en train de préparer, j’aimerais y goûter avant que le livre ne soit fini ! La vendange sera faite en septembre, et courant 2011, vous pourrez lire ça ! Ca s’appellera Les ignorants !

Comment ça se passe ? Comme pour Rural ? Vous partez avec votre carnet de croquis dans les vignes ?
Oui, je vais dans les vignes avec mon appareil photo et mon carnet de croquis sauf que c’est difficile parce que j’ai envie aussi de bosser avec lui, je veux avoir des sensations concrètes… Quand on a planté 1500 pieds de vignes, on a des sensations musculaires ! J’ai envie de passer par cette immersion, mais il faut aussi que je dessine ! Donc, j’essaie de partager mon temps entre le coteau, la cave et mon atelier !
Parallèlement à ce projet, j’ai un projet de livre collectif depuis deux ans, avec 5 ou 6 camarades auteurs. On avait envie de discuter avec nos collègues qui dessinaient il y a 15 ou 30 000 ans. Donc, on écume les grottes de France qui sont ornées et on va essayer de faire un livre de dialogues. C’est un livre où il y aura du dessin, de la bande dessinée et du texte. Il sortira chez Futuropolis à la fin de l’année, je ne connais pas encore le titre !

Comment ça se passe réellement ?
On passe des jours le cul dans la glaise et dans l’obscurité avec des lampes frontales à dessiner ! Ces gens là dessinaient des bestioles qu’on ne peut pas dessiner –des aurochs, des tigres- mais techniquement ils ont tout ce qu’on a. Leurs dessins n’ont pas plus ou moins de défaut que les nôtres. On a une approche rayonnante, on ne cherche pas à singer leurs techniques, même si on va faire quelques expériences pour nous… On ne cherche pas à se rapprocher d’eux techniquement ou à faire comme eux…on joue plutôt sur l’écartement, sur ce qui nous rapproche et ce qui nous oppose. On se pose des questions : quel rapport avaient-ils avec ce qu’ils dessinaient ? Pourquoi dessinaient-ils là toutes ces bestioles? .Pourquoi ne dessinaient-ils pas d’êtres humains, alors qu’ils dessinaient parfaitement les animaux… ?

Questions du public
Une adaptation ciné pour Lulu, ça vous tenterait ?
Je n’ai pas de fascination particulière pour le cinéma !

Parce que quand on lit, on a l’impression de voir le film, on entend la musique, etc..
«On dirait un film » : vous n’êtes pas la première à me dire en effet, Dès qu’on lit une bande dessinée un peu fluide, on ramène ça au cinéma. Or, le cousinage ciné/bande dessinée, c’est un truc sur lequel je suis très prudent et même méfiant… En même temps, on me dit ça comme un compliment, « c’est comme un film » mais j’entends ça presque par défaut, « c’est pas comme de la bande dessinée ». Alors que moi, ce qui m’intéresse, c’est de faire ce genre de chose en bande dessinée ! Maintenant, si je le prends comme un compliment, c’est sur cet aspect fluidité du récit qui donne une idée de mouvements qui est plus propre au cinéma qu’à la bande dessinée. Pour être franc, plusieurs de mes livres ont été approchés pour être adaptés en bande dessinée, mais c’est long et très lourd financièrement… Moi, personnellement je n’attends rien. Je n’ai ni frustration particulière envers le cinéma ni opposition de principe ! Si une adaptation m’est proposée et qu’elle me plait je dirais oui ! Mais ce ne sera pas moi qui m’y collerai, ce n’est pas mon boulot ni mon langage. En plus, la liberté qu’on a en bande dessinée de faire des histoires, personne d’autre ne l’a !

Merci à Etienne Davodeau pour sa participation chaleureuse !