Rencontre autour de la Nueve

                      

Mercredi 26 novembre 2014
Organisée par la librairie Bulle
Animée par Agnès Deyzieux

Avec Paco Roca, auteur de La Nueve Robert Coale,enseignant-chercheur et Colette Flandrin-Dronne, fille du Capitaine Dronne

L’interview a été retranscrite par Michel Sans,
           Natacha Mouillé et Agnès Deyzieux


Agnès : Paco, on commence à vous connaître et à vous apprécier en France puisque La Nueve est votre neuvième album publié ici, comme semble le suggérer le titre par un joli hasard. On voit parmi vos albums que vous avez un intérêt pour l'histoire, plutôt non officielle, avec des titres comme Le Che ou L'Ange de la retirada. Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser au destin de ces combattants républicains espagnols ? D'où vient cet intérêt pour la Nueve ?

Paco : J’avais entendu qu’il y avait des blindés, des tanks, qui étaient intervenus dans la libération de Paris, mais je n'avais aucune idée de la façon dont ils étaient arrivés jusque là. Et quand j'ai commencé à connaître l'histoire de la 9ème, cela m’a semblé une histoire incroyable : comment ces Espagnols se trouvaient là à ce moment si important, si symbolique de la Seconde Guerre mondiale ? Ça m'a paru fantastique ! Et puis, je pouvais raconter un épisode peu connu à partir de cette histoire, qui était l'exil espagnol en Afrique du Nord.

Agnès : Avez-vous eu tout de suite envie de parler de l'histoire de la Nueve par le biais d'un dialogue fictif entre le personnage du jeune auteur écrivain d'aujourd'hui et le vieux soldat racontant ses souvenirs ? N'avez-vous pas été tenté de faire une bande dessinée documentaire historique ou biographique ?

Paco : Cette idée de raconter ces entrevues à partir du présent, elle était là dès le début du projet. Il me semble intéressant et même nécessaire de raconter cette histoire à partir du présent. Je voulais raconter ce sentiment de l'exilé qui est hors de sa terre, et d’un autre côté ce refus de parler de certaines choses, ce silence gardé par les anciens combattants, comme nous le confirmera Robert (Coale) ensuite quand il parlera des entrevues qu'il a eues avec ces ex-combattants de la Nueve. Des gens qui ont mené une vie totalement anonyme, et qui voulaient qu'on les laisse en paix. C'est quand ces personnes sont âgées qu'on cherche à récupérer un peu leur mémoire. Mais on se heurte à un certain hermétisme, ils ont beaucoup de réticence, ils se ferment à un certain passé. (A l'adresse de Robert Coale )Je ne sais pas si tu veux ajouter quelque chose à ce propos...


Robert  : Moi j’ai commencé à travailler sur l’exil des Espagnols et sur leur participation à la libération de la France tardivement, il n'y en avait plus beaucoup qui étaient encore en vie quand j'ai commencé, mais ce qui m’a surpris, c’était de voir qu’ils refusaient de parler. A tel point que quand je leur téléphonais, ils raccrochaient ou me disaient « Laissez-moi en paix, je n'ai rien à vous dire !» et donc il y a certaines histoires qu'on a perdues. Aujourd'hui, il reste deux Espagnols de la Nueve, on en reparlera, mais beaucoup donc, de ces histoires se sont perdues. Il y a quelque chose qui est très réussie dans la bande dessinée de Paco, c'est cette histoire du vieux monsieur qui ne veut pas parler, mais que l'intervieweur finit par convaincre de parler. J'ai vécu ça. Il y avait ceux qui n'ont jamais voulu parler, et puis, il y en avait un qui acceptait, et deux mois après, j'étais surpris de voir que deux autres, qui habitaient une autre ville, me disaient : « Ah, on sait que tu as parlé avec Daniel ». Ils parlaient entre eux, ils savaient. J'ai donc pu en interviewer un certain nombre, mais ça m'a choqué de constater que certains ne voulaient pas parler.
Mais, mon père -moi je suis américain- a fait la guerre en France, il a été blessé en Moselle, en novembre 44, il y a donc 70 ans, et il ne voulait pas parler. Je n'ai jamais essayé de faire un entretien avec lui, mais à la maison, il ne voulait jamais parler non plus, ce n'est donc pas étonnant.

Agnès : Le personnage qui vient interviewer Miguel, est-ce bien vous ? Est-ce une façon de montrer votre investissement personnel, de montrer combien ce livre vous tenait à cœur ?

Paco : On ne peut pas parler dans une bande dessinée à la première personne si on ne se dessine pas. Ca ne rend pas grand chose, ça n'a pas beaucoup d'effet de cacher qui est l'auteur de l’œuvre. En l'occurrence, il n'y avait pas d’autre option que de se dessiner et de se convertir en personnage !

Robert : Et tu le fais très bien.

Paco :  !

Agnès : Mais vous ne vous montrez pas comme auteur de bande dessinée ?

Paco : Non, je l'ai laissé un peu en l'air, c'est évident, mais je ne voulais pas non plus créer une autre trame qui aurait été l'histoire du dessinateur de bande dessinée. Ce qui m'intéressait, c'était de réfléchir à la relation entre l'interviewé et l'intervieweur. Comment l'intervieweur, pour tirer de l'information, pour un livre, ou toute autre recherche, est capable de remuer le couteau dans la plaie pour sortir l'information. 

Agnès : Vous vous êtes inspiré, pour ce personnage de Miguel Ruiz, de plusieurs personnages réels, mais surtout de Miguel Campos. Comment avez-vous déterminé ce choix ?

Paco : Je cherchais un personnage réel, mais qui permette de jouer avec la fiction. Les trois ex-combattants survivants à ce moment avaient déjà raconté mille fois ce qu'ils avaient vécu. Et aucun des trois n'avait été à Paris lors de cette fameuse nuit. Il me fallait donc un personnage de fiction mais qui pouvait laisser penser qu'il était réel. Il y a une personne sur laquelle les mémoires du capitaine Dronne donnaient beaucoup d'informations, c'était Miguel Campos. Et ce qu'il y a de bien chez cette personne, c'est qu'elle a disparu à un moment de la bataille. Son corps n'a jamais été retrouvé, et l'on a beaucoup spéculé : avait-il déserté ? Etait-il encore vivant ? Il était donc parfait pour cette entrevue fictive. De fait, beaucoup de gens, enfin, quelques personnes, m'ont demandé : « Mais comment avez-vous pu retrouver Miguel Campos ? »

Agnès : Je voudrais revenir sur le tout début du livre, au premier chapitre assez marquant, celui consacré au port d'Alicante, avant même d'introduire les personnages et le jeu du dialogue. Il s'intitule La fin : un premier chapitre intitulé La fin, c'est assez intriguant pour le lecteur. Mais on va comprendre que cette fin, c'est celle de la Guerre d'Espagne qui engendre l'exode des Républicains. Pouvez-vous nous dire pourquoi vous avez tenu à commencer par cet épisode qui est particulièrement éprouvant ?

Paco : Le port d'Alicante, ce qui s'y est passé, est un épisode particulièrement effroyable de cette histoire. Et pour beaucoup d'historiens, la guerre civile est le début de la Seconde Guerre mondiale, de la guerre contre le fascisme. Quand j'ai commencé mes recherches sur ce qui s'est passé dans le port d'Alicante, j'ai lu des témoignages qui étaient très poignants. Près de 20 000 républicains espagnols, femmes, enfants, vieillards, s'y étaient rassemblés dans l'attente d'un secours qui n'est pas arrivé. Pour la majorité, ce fut effectivement la fin. Mais pour la minorité d'entre eux qui a pu trouver place à bord du Stanbrook, le seul bateau qui a pu arriver, ce fut le début d'une longue odyssée.
Agnès : Votre livre a dû demander beaucoup de temps pour le travail de documentation comme de réalisation graphique. En combien de temps l'avez-vous réalisé ? Pensiez-vous au départ y consacrer autant de temps et de travail ? Pensiez-vous qu'il prendrait autant d'ampleur ?

Paco : J'ai mis environ deux ans et demi à le faire. J'ai voulu faire quelque chose de très exhaustif. Je me suis efforcé de m'éloigner le plus possible de raconter une aventure de guerre. Je voulais être au plus près de ce que pouvait être un essai ou un documentaire. C'est dans cette période où j'écrivais le dialogue, où je me documentais que j'ai connu Robert Coale. Et peut-être que c'est justement parce que j'ai connu Robert Coale que j'ai mis tant de temps !

Robert : Je suis toujours le méchant! Chaque fois que nous présentons ce livre, c'est la même blague !

Paco : Quand je l'ai connu, cela faisait dix ans qu'il travaillait sur ce sujet, et il me disait qu'il était seulement en train de le terminer, alors que moi je pensais avoir terminé mon livre!

Robert : Il faut qu'il dise pourquoi ! Tous les jours, il me téléphonait pour me poser des questions...

Paco : Oui, tous les jours, je lui posais des questions, je lui demandais de donner son avis, je lui envoyais des pages entières pour qu'il y jette un oeil... En tout cas, ce travail avec Robert était très intéressant, et m'a permis de donner au livre un degré de réalisme que je n'aurais pas pu atteindre sans cette aide. Mais c'est vrai qu'il y avait des moments où ça arrivait à me surprendre. Un jour, sur une des pages que je lui ai envoyées, il y avait un drapeau américain qui apparaissait dans un coin de vignette. On ne voyait qu'un bout du drapeau. Robert me répond par retour du courrier : « Ce n'est pas le drapeau américain de la Seconde Guerre mondiale ! Il lui manque des étoiles". Comment tu peux le savoir, si on ne voit qu'un bout du drapeau ?

Robert : C'est moi qui raconte maintenant... Combien y-a-t-il d'états aux Etats-Unis maintenant ? (La salle répond) 50, voilà. Combien y en avait-il en 44 ? 48, oui. 48 c'est 6 files de 8, c'est géométrique. Tandis qu'aujourd'hui, c'est alterné, 7 – 6... donc même si on voit qu'une partie, c'est pas aligné! C'est pas qu'il y en avait pas assez, c'est qu'il y en avait trop ! Il y avait deux étoiles de trop. Bon, ça, c'est l'historien, maintenant le méchant ! Celui qui dit qu'il y a deux étoiles de trop !
 

Agnès: Dans son album, Paco parle et montre Les Carnets de route de Raymond Dronne, le capitaine sarthois qui dirige la Nueve. C'est un témoignage exceptionnel, de première main. Savez-vous ce qui a poussé ce capitaine à écrire ces Carnets de route ? Quand ont-ils été publiés ? Ont-ils eu un retentissement particulier chez les militaires ou les historiens ?


Colette : Mon père était quelqu'un qui aimait l'histoire, qui était soucieux de la vérité et aussi qui écrivait. J'ai beaucoup d'écrits de lui. Comment il lui est venu à l'idée de rédiger les carnets de route ? C'est qu'on le lui a demandé. Ça se trouvait être à une époque où, je pense, il avait été battu aux élections. Avant de revenir à la politique, il y avait un certain temps. Il a donc repris tous ses carnets de route, et ce que je peux dire, c'est qu'à l'époque, il y avait beaucoup de gens qui étaient vivants, et il a vérifié et fait vérifier par tous ce qu'il disait. Donc, on peut se référer à ses livres parce que je crois qu'effectivement, il n'y a pas d'erreur.

Agnès : En fait, ce n'est pas écrit sur le moment, c'est quelque chose qu'il a réécrit...
Colette : Oui mais c'est basé sur le journal de la marche de la compagnie qui est très complet, très précis...

Robert : Chaque compagnie a un journal de marche où chaque jour, un des officiers doit écrire ce que la compagnie a fait, tout doit être consigné de façon détaillée. On y dit aujourd'hui, il a plu, on a combattu, il y a deux blessés et un mort, etc... Le capitaine Dronne avait ça comme base pour ses carnets, ça lui a permis de reconstituer l'histoire de la Nueve. Les mémoires de Dronne, ce n'est pas que la 2e DB. La capitaine Dronne était avec Leclerc depuis le début : il a fait toute la campagne de Tunisie, celle du Tchad. C'est un témoignage très intéressant. Et aujourd'hui, nous connaissons l'histoire des Espagnols dans la Nueve grâce à ces deux livres. Ces deux tomes (1984 – 1985) sont très bien écrits. Aujourd'hui, c'est archi-épuisé, vous trouvez cela sur internet. Il faut les lire. C'est grâce au Capitaine Dronne qu'on sait beaucoup de choses sur les Espagnols de la Nueve.

Colette : Il est le premier et le seul à en parler, il faut dire. Les Espagnols, certains trouvaient à la 2e DB qu'ils en faisaient un peu trop, hein... Un jour, la Maréchal Leclerc m'a dit : « Ecoutez Colette, vous pourriez leur dire qu'à la 2e DB, il n'y avait pas 14 000 Espagnols ! »

Robert : Ca c'est vrai, il n'y en avait pas 14 000, mais ceux qu'il y avait, ils étaient intéressants !

Colette : En plus, ils étaient extrêmement soudés entre eux, bien qu'ils aient été très divers : il y avait des socialistes, des communistes, des anarchistes, ils étaient d'un peu toutes les régions d'Espagne, ils étaient capables de s'engueuler, enfin... mais ils étaient très unis. Et ils ont créé une sorte d'association, informelle et illégale, à l'intérieur de l'Association des Anciens Combattants de la 2e DB. Ils étaient à part, c'était eux, c'était « la Nueve ».

Robert : Oui, j'ai aussi entendu ça de la part des Espagnols, qu'ils étaient à part dans les réunions des anciens de la 2e DB. Il y a deux interprétations possibles : est-ce les Français qui les excluaient, ou est-ce les Espagnols qui voulaient être entre eux ? Parce qu'il y avait deux Nueve en fait. Quand on parle de la Nueve, pendant la guerre, c'est la 9e compagnie du Régiment de Marche du Tchad. Mais dans l'après-guerre, la Nueve, à l'intérieur des anciens combattants de la 2e DB, c'est les Espagnols des autres compagnies qui sont venues dans la Nueve, parce qu'ils parlaient espagnol. Ils se sentaient mieux entre Espagnols.
 Colette : Il faut dire aussi que la 9ème était constituée à 95% d'Espagnols, au départ. Ils ont eu beaucoup de morts en cours de route. Donc, au fur et à mesure, ce sont des jeunes qui ont été intégrés. Et ce que mon père a toujours dit, ce qui a été remarquable, c'est la façon dont les anciens ont accueilli les jeunes. Ils les ont formés, ils les ont protégés, ils les ont associés, et la 9e compagnie, qui était devenue franco-espagnole, était très unie.

Robert : Ca, c'est vrai, la 9e compagnie était franco-espagnole par nationalité, mais je peux vous assurer que les Français qui ont intégré la Nueve étaient plus espagnols que les Espagnols à la fin ! Ils disaient la Nueve, les Français, ils ne disaient pas la Neuvième. Ils disaient : « Si j'étais tombé dans une autre unité, je serais mort, parce qu'eux, ils ont pris le temps de m'apprendre le métier. Ils avaient toute la Guerre d'Espagne derrière eux. J'ai eu la chance de rencontrer un Français de la Nueve, Robert Ami, aujourd'hui décédé. C'était un vrai ambassadeur des Espagnols de la Nueve dans la 2e DB.

Agnès : On parlait de la difficulté de parler après guerre. Votre père évoquait-il facilement avec vous son parcours exceptionnel dans cette guerre ?

Colette : Non, il ne se vantait pas et n'en parlait pas. Mais on le savait puisqu'il avait écrit. Pour ce qui concerne la Nueve, les espagnols venaient à la maison. Chaque fois qu'il avaient un problème, ils venaient ! Et pour le plaisir aussi, ils venaient saluer mon père. Ils faisaient partie de la famille ! Ils étaient là à mon mariage et à la mort de mes parents.
Robert : Et quand on voit les photos des réunions des anciens de la Nueve, le capitaine Dronne est toujours là aussi ! Tous les cinq ans, ils se réunissaient dans ce petit village, près de Paris à Voulx, là où la compagnie a été démobilisée en 45.

Agnès : Savez-vous quel était le sentiment de Dronne au moment où il prend conscience que la France ne les aiderait pas à libérer l’Espagne ? Comment a t-il vécu cet abandon qui devait le mettre dans une posture difficile ?

Colette : Il l'a vécu comme ses soldats. Ils étaient partis antifascistes. Et la façon dont la guerre s'est terminée en laissant Franco... Mon père avait connu l'Espagne en 1929. Il y avait de grands souvenirs, c'est là que mes parents se sont connus. Mais il a toujours refusé d'y revenir tant que Franco était vivant.

Robert : Beaucoup d'espagnols de la Nueve ont dit aussi : je ne retournerai pas tant que Franco sera vivant.

Agnès : Pouvez-vous nous préciser comment les soldats espagnols ont eu le droit d'arborer le drapeau tricolore républicain sur les uniformes et sur les blindés alors qu'ils étaient soldats français ? Peut-on dire que le commandement français montrait une certaine tolérance ? 
Robert : Non, ils n’avaient pas le droit, mais ils l'ont pris ! Les espagnols, c’étaient des soldats de l’armée française, curieusement habillés en américains. Parce que la 2ème division blindée utilisait le matériel et les armes de l’armée américaine. On voit parfois des photos des Espagnols de la Nueve, et lesquelles photos dans des livres publiés au Etats-Unis sont légendées Soldats américains à Paris. Non, les américains ne font pas le salut républicain ! Et il n’y a pas de camion blindé portant le nom Santander dans l’armée américaine ! Mais il y en avait un dans la 2e division blindée. Et Guadalajara aussi.


 Il y a une photo qui revient souvent, car c'est une des rares en couleurs. Il se trouve que c'est un halftrack de la Nueve, le Santander de la 3ème compagnie, et il y a un soldat qui fait le salut dessus. Vous imaginez un soldat américain à Paris en 44 faire ça ! Alors, il y a très peu de photos où l'on voit les drapeaux parce que les photos étaient en noir et blanc. Mais cette photo là du Santander, en couleur, on voit un drapeau mais il est tout petit, comme la moitié de cette feuille de papier. Il y a des références dans les archives de l’armée : les officiers se plaignaient, pas auprès du Capitaine Dronne mais auprès du lieutenant-colonel Putz qui était le commandant du bataillon. Et lui, il avait fait la guerre d’Espagne dans les Brigades Internationales et il avait fait la campagne de Tunisie avec le campement d’Afrique. Et c’est là où l’identité de la Nueve, parce que la Nueve existait avant, dans le campement d’Afrique, s’est vraiment formée. Là, ils avaient des petits drapeaux espagnols. Donc, bon ils n’avaient pas le droit. Il y a certains officiers qui se plaignaient, mais officiellement, on leur a demandé d’enlever les petits drapeaux des véhicules après la libération de Paris. Mais je sais, par les photos, qu’ils ont continué à les garder un certain temps.

Agnès : Et les noms de villes écrits sur les blindés, on leur a demandé de les effacer aussi ?

Robert : Ah, non, non ! L’équipage de chaque véhicule pouvait baptiser son véhicule, c’est une tradition. Donc, par exemple, beaucoup de gens connaissent les noms des trois premiers chars qui sont entrés dans Paris. Romilly, Montmirail et Champaubert. Parce que cette compagnie là avait des noms de batailles napoléoniennes. Ce n’était pas des espagnols, c’était la 501e Régiment de Chars de Combat. Les Espagnols allaient dans des halftracks, aujourd’hui ce sont des camions blindés de transport de troupes. Parce que les espagnols étaient dans l’infanterie. Donc, les halftracks, c’est pour transporter l’infanterie aussi vite qu’un char, pour accompagner les chars. Dans la colonne commandée par le capitaine Dronne, parce que c’était l’officier le plus élevé de la colonne, il y avait 3 chars, 15 halftracks, 3 véhicules du génie, un camion et 2 jeeps. Tout le monde connait les noms des chars pour deux raisons. D’abord, quand on parle de division blindée, tout le monde pense aux chars et pas aux blindés, deuxièmement à cause des noms de batailles napoléoniennes, on garde ça en mémoire. Il y a 17 halftracks dans une compagnie blindée. Tous les halftracks ne portaient pas de noms de villes, mais des noms de batailles de la guerre d’Espagne. Mais, que je sache, Don Quichotte ce n’était pas une bataille ! Donc, il n’y avait pas que des noms de batailles
Il y a Elbre, Madrid, Teruel, Guernica, (c’est pas une bataille n’est-ce pas, mais c’est la guerre d’Espagne, c’était une tragédie), Santander... Tunisie 43, c'était la campagne d’Afrique parce que il y avait la Nueve, et ce sont les même soldats. Alors, Don Quichotte, pourquoi ? Parce que c’est un idéaliste, c’est un espagnol mondialement connu qui lutte en faveur de la justice. Et les Pingouins, pourquoi ? La version officielle, on la tient de Luis Royo, c’était un gars de la première compagnie, conducteur du Madrid jusqu’au 18 septembre 1944 quand il a été blessé. Il disait : on voulait mettre le nom de Durruti, mais comme ils voulaient nous empêcher de mettre les noms de personne, on a mis les pingouins. Alors Les Pingouins, en 1939, qu’est-ce que ça voulait dire ? Les Espagnols. Les espingouins. C’était un terme pour désigner les Espagnols. Alors qu’est-ce que eux ils ont fait ? Ben oui, on est des Espingouins et on va vous libérer, et on va mettre ce nom sur notre camion blindé ! Donc, ils ont pris ce terme qui était presque une insulte pour se l’approprier.

Colette : On leur avait effectivement interdit d’utiliser des noms politiques. Donc, ils ont pris des noms de bataille. La seule interdiction qu’il y a eu et qui n’a pas été suivie, c’est le général qui avait demandé à mon père d’enlever le "Mort aux cons" qui illustrait sa jeep !
 Robert : Mais sa jeep a changé de nom. A la fin de la guerre, quand sa division revient sur Paris, le capitaine Dronne est commandant, il n'est plus à la Nueve. Et le lieutenant Dehen rebaptise la jeep Inzel. C’est la dernière bataille en Allemagne, à coté de Berchtesgaden, que la Nueve a gagné. Donc, cette jeep là à la fin de la guerre a changé de nom. Je termine avec ces noms. Il y avait des noms français dans la Nueve, il y a un halftrack qui s’appelait « Nous voilà ». Nous voilà, c’est le Maréchal, c'est un jeu de mots ! Il y en avait un autre qui s’appelait Les Cosaques. C’était l’ halftrack du commandement, celui du capitaine Dronne. Il avait une jeep et un halftrack de commandement donc c’est lui qui a mis le nom.

Colette : Ah non, c'est pas lui, ce sont ses hommes, ils ont voté, c’est eux qui ont choisi.

Robert : Parce qu'il paraît que le capitaine Dronne était très poli. Au lieu de dire quelque chose de trop fort (injurieux), il criait "bandes de ...cosaques !" Alors voilà comment les espagnols ont interprété : il nous compare à des cosaques parce qu'on est des super guerriers ! Alors qu’en fait, c’était parce qu’ils étaient une bande de.... cosaques ! Donc, sur chaque nom, vous le voyez, il y a plusieurs interprétations possibles !

En haut à gauche, le général Leclerc ordonne au capitaine Dronne de foncer sur Paris. Il prend les sections Campos et Elias, et annexe une section de chars moyens et une section du génie.
En dessous, Raymond Dronne donnant ses ordres, le 25 août au matin, devant l'Hôtel de ville de Paris. A sa gauche, Amado Granell. À droite, la scène de l'ordre de Leclerc à Dronne, vue par Paco Roca.

Agnès : Dans la postface de la bande dessinée, vous précisez que plusieurs anecdotes qui semblent les moins probables sont pourtant des événements réels et qu'il appartient au lecteur d'en décider par lui même. Une anecdote qui semble complètement improbable, c'est celle de cette femme en costume alsacien qui s'accroche sur le capot de la jeep qui ouvre la marche dans Paris et qui va s'y accrocher pendant tout leur parcours ! Et il s'avère que c'est vrai ! Comme celle du motocycliste d'origine arménienne qui va les guider dans Paris qui semble tout aussi fictive ! Quelle est d'après vous l'anecdote qui n'est pas réelle dans cette bande dessinée ?


Robert : Ah ben c’est au lecteur de décider ! Bon, allez, je vais vous le dire, il y a un épisode que l’on a changé légèrement. Il s'agit du passage où les halftracks de la Nueve vont vers Paris. Et il y a un soldat américain qui salue, qui dit « vous êtes espagnols ? » Ils disent oui oui !" Et il dit "moi, j’étais brigadiste dans la brigade Lincoln, no pasaran, pasaremos" Donc, l'épisode ne s'est pas déroulé comme ca, ce n'’est qu'à moitié vrai. Mais cet homme existe bien. C’est un lieutenant du génie de la 4e division d'infanterie qui a débarqué le 06 juin sur la plage de Utah, et qui a fait toute la campagne depuis cette plage jusqu’à Paris et jusqu’en Allemagne, jamais blessé ! Donc, lui, il voit le nom de Teruel passer, il voit le petit drapeau flotter sur le Santander, c’était deux jours avant la prise de Paris (on a changé la date aussi). Donc, il se met à courir à coté, il a salué, mais malheureusement les Espagnols ne l’on pas vu ! On a changé un peu l’histoire pour que les Espagnols le voient et le saluent. On a un peu menti, je suis désolé. Mais le type était bien là !
Agnès : Ce qui est particulièrement émouvant, c'est l'évolution de ce personnage, Miguel Ruiz, qui accepte de se livrer et de parler de son histoire et qui dévoile sa fierté, sa nostalgie, son amertume. A la fin, le personnage a cette phrase terrible: "nous les espagnols nous étions les seuls à ne pas avoir un endroit où rentrer après la victoire". Nous qui venons de lire son histoire, nous pouvons percevoir la cruauté de cet exil définitif car il n'y a effectivement nulle part où retourner. Pensez-vous que c'est effectivement cet aspect qui est le plus tragique de toute cette histoire ? De s'être battu pour un espoir qui s'est effondré ?
Paco : Voilà, c’est pour cela qu’il est important de partir du présent pour suivre cette évolution que l’on avait fait et cette évaluation qu’il fait de sa jeunesse, de sa vie. Beaucoup de ces anciens ont dit qu’ils s’étaient engagés dans le Corps franc par vengeance. Puisque pendant la guerre ils n’ont pratiquement pas eu d’aide des instances européennes, occidentales, à part les brigades internationales, mais leur armement n’était pas un bon armement. Donc, en sortant des camps d’Afrique, ils ont eu l’opportunité en s'engageant, d’avoir de bonnes armes et de pouvoir enfin se venger. Et pour eux, il était évident que cette guerre allait s’achever par la chute de tous les régimes nazis, fascistes, et que ça allait être aussi la fin du régime de Franco. Et ce n’a été qu’à cause d’une embrouille historique que Franco est resté au pouvoir. La guerre froide a fait que les démocraties du monde ont tourné le dos aux Espagnols républicains. Ils combattaient le fascisme en Europe et ils combattaient aussi spécialement pour leur propre pays et c’est là où ils ont été floués. Et de fait, la plupart sont morts en France et ils ne sont pas retournés chez eux. 



Robert : Et ils sont morts pas à la guerre mais de vieillesse.

Colette : Ils ont fondé des familles en France.

Robert : Ceux qui ont eu le plus de réussite, si je puis dire ainsi, ce sont les espagnols qui ont trouvé des femmes françaises. Parce que c’est une façon d’être mieux intégré. Et il y a d’autres Espagnols de la Nueve qui ont fait venir leur famille d'Espagne ou qui se sont mariés avec des Espagnols rencontrés en France. Et pour eux, c’était légèrement plus difficile. Parce qu’il y avait la question de la langue, de l’intégration et tout ça.

Paco : Il y a aussi une hypothèse, c’est que Miguel Campos et d’autres combattants de la Nueve commençaient à récupérer du matériel, de l’armement et du matériel allemand notamment. Ils avaient arrangé un halftrack qu’ils avaient récupéré où ils avaient aménagé des caches. Et tout le matériel allemand qu’ils récupéraient, ils le cachaient là. L'idée, c'était de préparer l’invasion du Val d’Aran et la reconquête de l’Espagne. Ça aurait été une belle histoire que de voir libérer l’Espagne avec du matériel allemand...

Agnès : Et d’ailleurs vous précisez que le capitaine Dronne ferme les yeux là-dessus, qu’il le sait, mais qu’il les laisse faire, qu’il les soutient en fait.

Paco : Oui, il savait et les laissait faire. Il y a eu d’autres anecdotes que Robert m’a raconté où il y a eu même des désertions pour aller au Val d’Aran même en pleine bataille.

Robert : Il y a eu au moins deux Espagnols, on n’a pas tous les détails. Mais à un moment, ils disparaissent, ils ne sont plus là. Et trois mois après, ils reviennent. Ah ! ils étaient perdus ! Et le capitaine les reprend….

Colette : On ne les met pas au conseil de guerre ! 

Robert : Et le capitaine arrêtait les poursuites de cour martiale. Donc, il y a eu au moins deux cas. Pour Miguel Campos, il y a aussi des hypothèses différentes. Dans les mémoires du Capitaine Dronne, Miguel Campos est tué, le 14 décembre 1944. Mais il y a d’autres écrits de la compagnie qui disent qu’il aurait déserté pour participer à l’invasion du Val d’Aran qui était avant quand même… Mais bon, il aurait déserté, il en avait marre, il était des îles Canaries donc il avait froid en Alsace, et il est parti pour faire la guerre d’Espagne, voilà. Mais, en fait, on ne sait pas....

Agnès : Au cours de vos recherches et de la réalisation de l'album, quels sentiments vous ont animé ? Eprouviez-vous de l'admiration, pour le courage et la détermination de ces combattants ou plutôt de la colère en constatant qu' ils avaient été trahi et oublié ?

Paco : Première chose, je me demandais moi-même : qu'aurais-je fait dans cette situation-là ? Est-ce que dans le port d’Alicante, j’aurais été de ceux qui bousculent les autres pour avoir une place dans ce bateau ? Je pense plutôt que je serais de ceux qu’on piétinerait, vu que je suis petit ! Tout le monde me passerait dessus. Ensuite, je retiens cette idée : c’est que ces personnes ont lutté pendant toutes ces années contre le fascisme pour un idéal. Ils ont eu parfois l’opportunité de laisser, d’abandonner ce combat, à plusieurs moments de l’histoire. Par exemple, quand ils ont été libérés des camps d’Algérie, ils ont eu le choix. Et pourtant, beaucoup d’entre eux ont décidé de continuer à combattre. Et quand le Corps franc a été dissous, ils auraient pu là aussi choisir de rejoindre la vie civile, mais ils ont quand même décidé de continuer le combat. Voilà ce qui m’a surtout surpris, que la lutte contre le fascisme dépendait d’eux. Ils ne disaient pas : que d’autres combattent parce que nous, on a assez combattu comme ça ! Ça non, ce n’était pas ça ! Donc, j'ai une certaine forme d’admiration pour ces personnes dont finalement nos démocraties ont dépendu.

Agnès : On a bien le sentiment en lisant cette bande dessinée que ces combattants espagnols ont été trahis à leur époque par le gouvernement français et ensuite, ont été effacé assez volontairement de l'Histoire. Comment expliquez-vous cet oubli ou effacement volontaire de l'histoire ?

Robert : Alors là, c’est la question difficile. Effacés... ?

Agnès : le terme est trop fort ?

Robert : Oui. Non. Reprenons... Première question: combien y -avait-il d’Espagnols dans la 2ème DB ? Deuxième question, combien y-a-t-il d’hommes dans une division blindée de la deuxième guerre mondiale ? 10 à 12.000. En fait, à la fin de la guerre, il y avait plus d’hommes. A la fin, quand ils ont libéré Paris, il y avait pleins de parisiens qui voulaient s’engager donc ils ont créé des compagnies supplémentaires. Mais bon, au débarquement en Normandie, c’était plutôt 10 à 12 milles. Combien de véhicules ? 1080. Il n’y avait que 17 halftracks dans la Nueve. Ce n’est pas grand-chose. Et 500 Espagnols : 150 à 175 dans la Nueve, la moitié dans la 11e, la moitié dans la 12e compagnie, quelques espagnols dans les chars, quelques espagnols dans l’artillerie. Donc, ils étaient éparpillés. 500 hommes, ce n’est pas beaucoup. Ce qu’ils ont fait, c’était fantastique, mais 500 hommes habillés en américains, dans une division française, parce que c’étaient des soldats français, d’origine espagnole avec des noms français. Pour les militaires français qui commandaient la 2e DB, les Espagnols c’étaient des soldats français dans l’armée française. Si vous avez vu le film  Indigènes,  il y a eu beaucoup plus de Marocains et d’Algériens dans l’armée française. Et dans la 2e DB, il y avait des Marocains et des Algériens. Donc, c’est un peu limitatif de dire qu'on a oublié. Est-ce qu’on a oublié ? Bon d’abord, les espagnols ne voulaient pas parler. Après la guerre, il faut créer une famille, il faut trouver du travail. Ils ne comprennent pas bien le français. Donc, il y a pleins d’éléments qui expliquent pourquoi. Ce qui est plus important, c'est pourquoi en Espagne, on n’a pas voulu savoir. Le premier livre c’est Los olvidados de Antonio Villanova, en 1969. Publié à Paris. Après en 1975, il y a eu Los republicanos españoles en la segunda guerra mundial de Eduardo Pons Prades qui a parlé des Espagnols dans la résistance.Mais ça n’a pas été suivi par une envie en Espagne de parler de tout ça. La première fois qu’on a commencé à parler vraiment publiquement de la guerre d’Espagne, de l’exil, du camp républicain qui a perdu contre Franco, c’est en 1996 ! Le 60e anniversaire de la guerre civile et la création des Brigades Internationales, c’est là qu’a commencé le mouvement en Espagne qu'on peut traduire en français par la récupération de la conscience historique. C’était à partir de 1996 que ça a vraiment pris. Il y a plein d'éléments, plusieurs facteurs donc à prendre à compte pour vous répondre.

Agnès : Paco, pour les parties concernant le présent du récit, vous avez un trait plutôt libre, spontané et vous utilisez des tons uniformes, monochromes, et à l'inverse, pour le passé, vous utilisez la couleur avec un trait plus sec, plus réaliste. Pouvez vous nous expliquer ces partis pris ?
Paco : J’avais besoin de différencier justement la partie du présent et celle du passé. Le passé est vécu donc il est bien dessiné. Et la partie concernant le présent est une sorte de journal, et ça ressemble un peu aux dessins que je fais dans mes cahiers de voyage. Donc ça représente plutôt le travail de documentation, de recherche. Et le passé, c'est le travail achevé finalisé.
Agnès : Comment avez vous travaillé la réalisation graphique de la bande dessinée ? Avez-vous par exemple travaillé tous les épisodes historiques à part ? Ou avez-vous suivi la chronologie en respectant la trame du récit ?

Paco : D’abord, ça a été faire le scénario et esquisser l’histoire dans son entier. C’est à ce moment que j’ai connu Robert. Jusqu’à ce moment là, Robert était un peu évasif. Je le connaissais surtout par mail. Je lui ai dit que je voulais faire une bande dessinée sur cette histoire. Il était professeur d’histoire à Paris. Alors évidemment, un universitaire, ça ne considère pas une bande dessinée comme quelque chose de très sérieux. Mais au bout d’un moment, il a commencé à avoir un certain intérêt pour la chose. Mais c’était déjà un peu tard parce que j’avais déjà toute la trame de l’histoire. Il y avait des passages qui étaient très romanesques, qui moi me paraissaient romanesques mais qui semblaient peu véridiques. Par exemple, pour l’entrée dans Paris, une des parties principales, il y a des légendes autour de cette arrivée. Il y a une théorie qui dit qu' il y a une des sections, pas toute compagnie de la Nueve d’ailleurs, qui se serait divisé en deux parties. Une commandée par Dronne et l’autre par Armando Granell. L’idée est très romanesque car ça faisait comme une course entre les deux. Qui arriverait le premier à l’hôtel de ville ? Une autre théorie comme quoi il y aurait eu des échanges de tirs. Et voilà comment j’avais raconté l’entrée à Paris ! Du Spielberg ! Et quand Robert a vu ça !!! Rien de tout cela n’était vrai, bien sûr. Alors je lui ai demandé : qu’est-ce qui s’est passé ? Il a dit : mais rien ! Ils sont arrivés à l’Hôtel de Ville et c’est tout. Du coup, pour la scène la plus importante de l’histoire, je n’avais plus d'aspect dramatique ! Alors, j’ai porté cela un petit peu vers le surréalisme, vers l’humour. Et donc c’est là que j’ai commencé à collecter tous ces détails qui sont vrais tout en étant un peu comiques quand même : l’alsacienne qui s’accroche à la jeep et qu’il n’y a pas moyen de la faire descendre, le motard arménien qui les conduit à travers les rues de Paris, la première vision des résistants qui étaient à l’Hôtel de Ville croyant voir un cirque arriver....
 Agnès : Le titre original de la bande dessinée est Los Surcos del azar, qui serait traduisible par Les Sillons du hasard, une expression qu'utilise Miguel Ruiz et qui ferait référence à Antonio Machado, le poète que vous mettez également en scène sur la route de l'exode. Pouvez-vous nous expliquer le choix de ce titre à l’origine ? Et pourquoi ce titre a t-il changé en français ?


Paco : C’était très difficile de trouver un titre qui résumerait bien toute cette histoire. J’ai pensé à Machado qui était d’une certaine façon le poète de l’exil. Si quelqu'un incarne cette tristesse de l’exil, c’est certainement Machado. Et c’est comme ça que j’ai trouvé un vers de Machado qui me semblait être parfaitement adapté. Le vers dit :" pourquoi appeler les chemins des sillons du hasard ?"
Cette image des sillons du hasard, c’est ce qui définit d’après moi très bien l’exil, un petit peu comme si l’on laissait tomber une goutte et que l’on souffle et ça laisse des traces, au hasard aussi. Chaque goutte dessine un sillon, un chemin différent et chacun de ces sillons est accompagné de souffrance. J’ai inclus une carte dans l’album avec ces dessins qui incarnent, représentent un petit peu ces chemins de l'exil. Un petit peu à la façon de ces jeux « choisis ton chemin » et même en sachant comment se termine tout cela, ça me coûterait beaucoup de choisir un de ces chemins. Ça pourrait être par exemple sortir d’un camp en Afrique, se retrouver à Dunkerque, ensuite être pris par les Allemands et finir dans un camp d’extermination. Je pourrais choisir la Légion étrangère, faire la campagne de Norvège, perdre la vie quelque part par là.

Agnès : Comment avez-vous eu l'idée de demander une préface à Anne Hidalgo, maire de Paris ? A-t-il été difficile de la convaincre?

Paco : C’était l’idée de l’éditeur. Cet album, en Espagne, il circule bien mais à l’extérieur du monde habituel de la bande dessinée. Ce n’est pas une histoire de guerre, ce n’est pas une histoire telle que l’on peut trouver dans les « fantasy » de guerre, et justement la préface d’Anne Hidalgo permet d’ouvrir à cet autre public que le public habituel de la bande dessinée.

Agnès : Qu'aimeriez vous que cette bande dessiné provoque sur les lecteurs tant en Espagne qu'en France ?
Paco : Je crois bien que ce sont les lecteurs français qui ont été les premiers à honorer la mémoire de ces hommes. Il s'agissait quand même de focaliser sur cet événement peu connu, mais comme le disait Robert, les Espagnols n’ont pas été les seuls étrangers dans cette deuxième division. Mais ils ont été les seuls ou parmi les seuls à ne pas retrouver un foyer une fois cette bataille terminée. Et pour le public espagnol, je souhaiterais qu’ils connaissent une partie de leur histoire qui n’est pas connue. C’est à chaque pays de créer ses propres héros. Ces personnes ont toutes les caractéristiques des héros, mais du fait de la situation créée, ils ne sont plus connus dans leur pays, en Espagne. Pendant toute la dictature franquiste, on ne parlait pas de ces personnes puisqu'ils avaient vaincu ceux qui avaient été les alliés de Franco. Et à la démocratie, il y a eu comme une espèce de pacte d'oubli. Il fallait oublier la guerre civile et toutes les rancœurs générées par le franquisme. Et l’exil, la guerre, ça fait partie de ce que les Espagnols ont voulu oublier. En gros,  on dit « oh, ça suffit de parler de tout cela !» comme si tout le monde connaissait bien ces histoires. Mais quelque fois, ne pas connaître le passé, c’est une erreur. Et actuellement en Espagne, on peut encore trouver des noms de rue qui portent le nom de personnalités franquistes. Il y a par exemple une avenue à Madrid qui s’appelle la division Azul, la division bleue, qui avait été envoyée par Franco sur le front de l’Est en Russie pour aider les nazis. Et du coup, si on ne sait pas tout cela, on oublie que Franco a été l’allié des nazis et on perd tout un pan de notre histoire. Jamais La Nueve n’a eu un hommage officiel en Espagne. Il y a même des personnalités politiques espagnoles qui ne sont pas contentes quand on arbore le drapeau républicain, le 25 ou le 26 août, au moment des cérémonies officielles de la libération de Paris. Donc, même si ce n’est qu’un grain de sable, ça me semble important que cette histoire soit connue en Espagne.

Quelques questions du public
Public : J'aimerais bien savoir comment ca s'est passé au début ? Comment l'armée française a procédé avec les espagnols ?
Robert : au début, c'était le système D. Ce n'était pas l'armée française, c'était la France libre. Il y a plein de chemins différents qui ont amené les espagnols à la 2e DB. Mais principalement, ils étaient en Afrique du Nord en 43. Je saute les chemins qui les ont amené là. Soit fin 42, avec l'invasion anglo-américaine d'Afrique du Nord, ils ont intégré le Corps franc d'Afrique. C'était un corps composé de soldats juifs, d'allemands, d'émigrés espagnols dont personne ne voulait. Et eux ne voulaient pas aller dans l'armée française ! Ils ont crée un groupe qui a lutté à côté des britanniques, ils sont armés par les britanniques et luttent contre les allemands à Tunis (d'où le nom Tunisie 43). Après cette campagne de Tunisie, on crée la 2ème DB avec la colonne du général Leclerc et les forces qui restaient en Afrique du Nord. là je saute. La colonne du général Leclerc, c'était des soldats tchadiens noirs. Alors qui a viré les noirs de la division Leclerc ? C'est les méchants américains qui voulaient pas des noirs dans une unité de blancs. C'est vrai que l'armée américaine était séparé, unités de blancs et unités de noirs jusqu'en 1947. Donc, les méchants américains ou les français -il y a plusieurs interprétations- ne voulaient pas de noirs dans la 2e DB.

Colette : Il y a aussi le fait que ces soldats qui avaient été remarquables étaient analphabètes. Les américains ont pensé qu'il n'était pas possible de leur confier ce matériel nouveau qui nécessitait quand même de savoir lire.

Robert : Donc se pose donc le problème qu'il faut des soldats pour composer une division blindée de 10.000 hommes. On a ce Corps franc d'Afrique qui était plein d'espagnols, d'allemands antinazis et juifs. On les prend ! Les espagnols qui étaient dans ce Corps franc d'Afrique, suite à sa démobilisation, ont eu ce choix en 43 .  soit l'armée de la France Libre, de Gaulle soit Giraud, l'armée française d'Afrique du Nord, avec les officiers vichystes qui avaient tourné leurs vestes. 95 % des espagnols, pour ne pas dire 100%, ont choisi De Gaulle. Ils ne savaient pas qu'ils allaient terminer dans le 2e division blindée à cette époque là.

Colette : Et puis il y eu Putz qui a fait un gros travail pour faire avoir des déserteurs ! Il était un héros d'Espagne, il avait commandé à Bilbao, c'était un grand des Brigades Internationales, il avait beaucoup de prestige. Il a tout fait pour faire déserter le maximum d'hommes pour rejoindre la colonne de l'armée Leclerc. Car certains hommes en 40 pour éviter les camps d'internement d'Afrique du Nord s'étaient engagés dans la légion et avaient signé pour cinq ans. C'était ceux là qui étaient invités à déserter. Ils changeaient de nom et s'enrôlaient dans la 2e DB.

Robert :
Oui, on appelait ça, les mutations spontanées ! et c'est parce qu'ils ont changé de noms que c'est très difficile de faire l'histoire des hommes de la 2e DB. Si vous avez vu le film d'Alberto Marquardt, La Nueve ou les oubliés de l’histoire, on voit Luis Royo qui sort ses papiers et qui montre qu'il était condamné par cour martiale pour désertion le 25 aout 44. Ce jour là, il était à Paris, avec la division Leclerc ! Donc, en même temps, les anciens officiers vichystes de l'armée française, la force française combattante, continuaient à juger les hommes de la légion alors qu'ils combattaient avec un autre nom dans la 2eDB.



Robert : Et après, il y avait les Espagnols qui n'avaient pas fait les Corps francs d'Afrique, qui étaient dans des camps d'internement en Afrique du Nord. Quand ces camps ont été libérés en juin 43, ces espagnols se sont intégrés dans les Corps francs la semaine précédent le vote. C'est rare dans l'armée, les soldats qui ont eu le droit de choisir entre De Gaulle ou Giraud. La plupart des gens intégrés dans la division Leclerc sont restés encore un an en Afrique du Nord pour s'entraîner avec le matériel américain et après ils ont été de Casablanca à l'Angleterre et d'Angleterre aux plages de Normandie.

Public : Comment la division Leclerc était ravitaillée ?
Robert : Ils étaient ravitaillés en uniforme, en essence, en nourriture par l'armée américaine. D'ailleurs, il y a une expression qui est passée dans la langue française via la 2eDB, l'expression "c'est un bin's !" Ca vient de la boite de haricots blancs sauce tomate des rations américaines, les beans ! "C'est un bin's" veut dire j'en ai marre, parce qu'ils ont mangé ça de juin 44 à mai 45. Donc tout le matériel était américain. C'est de là que beaucoup de photos sont mal interprétées...La 2e DB a un moment failli être retirée du contrôle des américains et mis avec Delattre. Leclerc a tout fait pour rester dans l'armée américaine, ce qu'il a obtenu.
Colette : Oui, ca ne leur plaisait pas d'obéir à Delattre.
Robert : Oui, c'était des façons différentes de commander.
Colette : Oui, enfin, je rappelle que mon père a été condamné à mort en 40 par un tribunal militaire présidé par Delattre...

Public : La Nueve est passée tout près du Mans ?
Colette : Oui, tout près du Mans, au Nord, à la Chapelle st Aubin. Il y a un jeune cycliste qui a proposé à mon père de porter un message à Ecommoy, à sa mère. Je l'ai ce message, écrit au crayon où il dit " je suis bien prêt de toi "
Robert : C'était pendant le mouvement entre Ecouché et Paris, donc impossible de s'absenter ! Ils avaient fait 200 km en deux jours, ce qui pour une division blindée qui roulaient à 40km/heure, était bien !

Public : Qui sont le deux survivants de la Nueve ?
Robert : Les deux seuls survivants de la Nueve sont Rafael Gomez et Luis Royo qui, sur les listes de la division Leclerc, s'appelait Julian Escudero, car il était déserteur de la légion. Rafael Gomez a fait toute la campagne, jusqu'en Allemagne, jamais blessé, quelquefois absent sans permission ! Il était conducteur au début de la guerre du halftrack Guernica et à la fin de la guerre du halftrack Don Quichotte. Une photo de la Nueve qui apparaît souvent est celle du halftrack Don Quichotte 2, c'est lui en bas à droite, un jeune homme très beau. Luis Royo était conducteur du halftrack Madrid, il a été gravement blessé le 18 septembre 44 et réformé. Mais vous savez que la Nueve ne s'est pas arrêté à la libération de Paris, ils ont continué plus d'un an après jusqu'à Berchtesgaden.

Public : Et Armando Granell, comment a t-il fini ?
Robert :Granell est rentré en Espagne pendant les dernières années du franquisme. Sa mort est étrange, il est décédé dans un accident de circulation mais on n'a pas de détail ! Il aurait été royaliste, républicain mais pas de gauche ! C'est lui qui avait acheté le tissu pour faire les drapeaux républicains en Afrique du Nord.

Public : Pourquoi les alliés n'ont pas attaqué l'Espagne en 45 ?
Robert : Pendant l'opération Torch, il y avait des plans très précis pour attaquer l'Espagne si elle avait attaqué les Américains. Or, Franco était futé , il savait quand il ne fallait pas intervenir. En 45, les Alliés sont fatigués et ne veulent pas aller en Espagne. Par la suite, la France a beaucoup lutté pour isoler l'Espagne. La frontière a été fermée pendant un certain temps. Pendant les conseils de l'ONU, on voit que la France était très anti franquiste mais elle ne pouvait pas envahir l'Espagne toute seule ! En 53, L'Espagne est entrée dans les Nations-Unies par la porte de derrière, par l'Unesco. Puis on a vu Eisenhower et Franco s'embrasser : ils ont signé un traité de paix et de coopération militaire permettant aux Américains d'avoir quatre bases militaires en Espagne (3 bases aériennes et une base navale). C'était la guerre froide, Franco était anti communiste, les Américains avaient besoin de bases en Espagne.

Public : Est-ce que la loi sur la mémoire historique de Zapatero change le rapport sur la mémoire de la guerre et de l'exil ?
Robert : La loi de Zapatero a aidé. La création de documentation sur la mémoire historique à Salamanque a par exemple beaucoup bénéficié de cette loi. Il ya des fonds intéressants. Il y a des choses qui se passent mais c'est très lent...Un mot sur les hommes politiques espagnols. En 2004, la Ville de Paris a fêté officiellement les Espagnols de la Nueve. C'était très intéressant. Comme remerciement le ministre de la défense espagnole de l'époque, Jose Bono a invité un détachement du Régiment de Marche du Tchad pour le défilé de la fête nationale espagnole, 12 octobre. Et Jose Bono, dont le père était phalangiste et qui est socialiste, voulait faire de cet événement un grand moment de réconciliation nationale. Il a invité dans le même défilé Luis Royo, un ancien de la Nueve et des anciens combattants franquistes de la division Azul. Et on vu à la télévision espagnole quelques vieux hommes critiquer Luis Royo, lui disant : "nous on s'est gelé en Russie pendant que toi, tu avais chaud !" c'était incompréhensible de voir ça, une catastrophe ! Luis Royo qui savait ce qu'il avait fait a répondu imperturbable : "mais moi, j'ai combattu pour la liberté !". Mais les autres ont continué. Ensuite, j'ai fait un entretien avec lui et il m'a confié que le roi lui avait glissé ce jour là, rapidement, place de Colon : "je suis content que vous soyez là", c'était important pour lui. Mais vous vous rendez compte, que ce monsieur qui a fait la guerre d'Espagne, les camps, la Légion étrangère française, la 2eDB, 60 ans après, a dû entendre dans la rue ces fascistes espagnols parce que le ministre espagnol a voulu faire sa petite réconciliation nationale à la télévision ! Luis a été beaucoup critiqué par les anciens combattants en France pour avoir accepté ce défilé mais il ne savait pas qu'il allait être confronté à des franquistes non reconvertis !
Paco : Bien sûr, Zapatero a été très sensibilisé à cette affaire de la récupération de la mémoire espagnole car son grand-père a été fusillé par les franquistes. Le nouveau gouvernement de droite ne peut pas changer cette loi mais ne fait rien pour aller dans son sens. Du coup, c'est une juge argentine qui essaie d'instruire les crimes du franquisme qui ne peuvent l'être en Espagne. Evidemment, les tribunaux espagnols ont refusé toute demande d'extradition des criminels de guerre.

Public : Paco, vous semblez intéressé par la vieillesse. On le voit ici et dans votre précédent album Rides. Pourquoi ?

Paco : Effectivement, la vieillesse est une étape de la vie très peu traitée au cinéma comme dans la bande dessinée. L'acteur anglais Michael Caine a reçu un oscar il y a quelques années pour avoir traité ce thème. A la cérémonie, il a dit qu'il n'y avait plus de rôle possible à un certain âge au cinéma. Personnellement, la vieillesse, ca m'intéresse beaucoup car c'est la voie de l'expérience que je peux introduire dans mes histoires, l'idée d'événements qui sont arrivés et qu'ont pu connaître d'autres personnes. Je le vois comme une espèce de phare, de référence pour construire mes histoires. Pour cet album, l'idée était : comment une personne de 90 ans voit ce qu'elle a fait quand elle avait 20 ans ? Et on s'aperçoit qu'il ne donne pas plus d'importance que ca à tout ce qu'il a fait, il était juste là à ce moment là. Chaque génération a ses propres batailles. Lui, c'était la Seconde Guerre mondiale, nous c'est un autre type de bataille ! Il s'agit d'apprendre de l'expérience de ces personnes âgées qui se sont engagées , ce ne peut être qu'un bon exemple à méditer pour nous tous.

Colette Flandrin-Dronne
photo © Stéphane Mahot
Robert Coale, Paco Roca et Michel Sens
 photo © Stéphane Mahot

Annexes
Paco Roca, auteur de La Nueve , les républicains espagnols qui ont libéré Paris. Delcourt, 2014.
Biographie  Paco Roca :
Rides, 2007 réédité sous le titre La Tête en l’air, Delcourt, 2013
L’Hiver du dessinateur. Rackham, 2012
L’Ange de la retirada. 6 pieds sous terre, 2010.
Le Che, une icône révolutionnaire. Hors Collection, 2009.
Les Rues de sable. Delcourt, 2009.
Le Phare. 6 pieds sous terre, 2005
Les Voyages d’Alexandre Icare. Erko, 2003
Le Jeu lugubre. Erko, 2002

Robert Coale,
Enseignant-chercheur à l’Université de Paris 8. Département : Etudes ibériques et latino-américaines. Auteur de la postface de La Nueve.

Colette Flandrin-Dronne, fille du capitaine sarthois Raymond Dronne, qui commandait la 9e compagnie essentiellement composée de Républicains espagnols, entrée à Paris, au soir du 24 août 1944 pour soutenir les insurgés en attendant l'arrivée du reste de la 2e DB. Paco et Colette auraient dû se rencontrer à Paris, lors du lancement officiel de l'album. Mais la rencontre n’a pas été possible. C'est au Mans et en public que se rencontreront enfin l'auteur de La Nueve et la fille de Raymond Dronne.

Vous pouvez visionner deux minutes de cette rencontre

Pour en savoir plus sur la Nueve :
-un minireportage de Culture Box, de Fernando Malverde, Marie Benoist, Laurence Comiot (1minute50)

- un film documentaire (53 m.) d' Alberto Marquardt , La Nueve ou les oubliés de l’histoire, 2009.